Astérion
C’est à l’époque des narcisses en pâmoison que ma génitrice, vaguement ensorcelée par une divinité assurément offensée, commet l’acte.

Crédits photographiques : Nagumo.
Nagumo
C’est à l’époque des narcisses en pâmoison que ma génitrice, vaguement ensorcelée par une divinité assurément offensée, commet l’acte. Quelques mois plus tard, seule, elle met bas, couchée sur une mosaïque sableuse, râpeuse comme du verre marin. Je suis né fils d’une reine, petit-fils d’Hélios. Je reçois le nom d’Astérion.
J’excelle à ces jeux de lutte auxquels tout noble de cour doit s’astreindre. C’est dans une arène blanche de soleil que je patiente doucement, quand un téméraire hébété de chaleur se présente à moi, — un inconscient qui me défie ! —, rapidement les silhouettes tordues tournent dans le cercle effacé, les corps excités s’enlacent et se quittent, puis mes bras noueux plongent, enserrent jusqu’à l’étouffement le torse de l’éphèbe, mes pieds raclent la fine poussière qui s’envole dans une lumière salée, des gouttelettes acides de sueur tombent sur un visage glauque, déformé par un sentiment indéfini. Jusqu’à ce qu’un instructeur, spectateur indolent du massacre programmé, m’ordonne de lâcher prise. L’adversaire gît à terre, son bras replié dans une position incongrue, j’en ressens une curieuse contrariété.
Tôt, je devine ma différence de genre. Mon père m’évite soigneusement du regard, — d’instinct il a évacué sa faute originelle, mais il ne peut franchir l’au-delà. Chéri entre tous ses enfants, ma mère me manifeste une muette fierté. Me perçoit-elle comme l’un de ces héros hiératiques dont les aèdes — aveugles évidemment — déclament des hexamètres d’exploits homologués par les Muses ? Elle fait appel à nombre de précepteurs qu’elle sélectionne sur la bonne tenue de leurs barbes chenues pour m’initier aux arts inspirés et aux sciences calibrées, souhaitant faire de moi un être parfait en tout domaine. Quand commencent des souffrances caniculaires qui me vrillent la tête, m’arrachent les tempes, me laissent exsangue devant une malédiction impérieuse qui m’intime de se matérialiser sous une forme ou une autre. J’ai beau plaquer mes pattes immenses sur ma figure et étouffer ma rage en exhibant mes crocs, je la sens me transpercer telles des cornes immuables.
Peu à peu, tous s’écartent de moi, être respirant de douleur, à l’exception de ma mère qui prie mon père de me mettre à l’abri. C’est avec un dégoût ennuyé qu’il demande à son architecte athénien de m’édifier mon refuge composé de couloirs aux courbes infinies et de vastes pièces sans miroir ni fenêtre. J’erre dans ce tombeau embaumé par la pestilence des corps, pleinement ouvert sur un ciel étoilé. Les douleurs s’estompent, évaporées dans ces excroissances d’une blancheur éclatante.
Des années plus tard, c’est dans cette demeure insensée que je me retrouve face à ma sœur, Ariane aux yeux pers, qui vient au secours du fils d’Egée, cet incapable à peine dégrossi, s’emparant du glaive tombé sur le sol veiné de rouge et plongeant sans fard la lame tranchante dans mon flanc découvert. Dans le reflet de ses iris décidés, je me découvre pour la première fois, bête humaine aux appendices immenses. Un dernier basculement durant lequel mes yeux vitreux accrochent la voûte céleste et je pressens ma prochaine renaissance au sein des étoiles du Taureau. Ma mère éplorée y veillera.
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