Dans son trou
Il m’arrive de me souvenir du rayon poissonnerie du Super U-Pouilly. Je repense à la surface de glace pilée sur laquelle on entreposait des dos de cabillauds bien gras que j’aimais faire glisser entre mes doigts.

Dessin original de Lucie Longuet.
Annabelle Martella
Il m’arrive de me souvenir du rayon poissonnerie de Super U-Pouilly. Je repense à la surface de glace pilée sur laquelle on entreposait des dos de cabillauds bien gras que j’aimais faire glisser entre mes doigts. Je portais des gants bien sûr, ce n’est pas hygiénique de toucher le poisson sans, on m’aurait engueulée sinon... Je me souviens d’un événement en particulier. Avant, je le trouvais anodin. Je ne sais pas pourquoi il est resté gravé.
J’avais 20 ans, c’était un 24 décembre. Le jour où la poissonnerie fait son meilleur chiffre de l’année. Trente minutes avant l’ouverture, les clients attendaient derrière leurs cadis, prêts à se ruer dans le magasin, pour avoir les produits les plus frais. Je terminais les dernières finitions de notre scénographie. J’agençais les palourdes et les pouces-pieds dans leurs paniers en osier que j’agrémentais de citrons en plastique. Sur l’étal des vivants comme on l’appelait, notre star, c’était le homard. Qu’ils viennent d’Amérique du Nord ou d’Europe, ils trônaient au milieu du décor, prêts à appâter le moindre client qui s’approcherait.
La veille, ils avaient été entassés dans une dizaine de boîtes en polystyrène que nous avions entreposées dans la chambre froide. Jérôme, le chef poissonnier était content. Les crustacés n’étaient pas mal en point, ce matin. J’ai appris qu’il était mort, il y a deux ans. Il a eu un cancer, il n’avait même pas cinquante ans. Ma tante m’a dit qu’il n’avait pas arrêté de boire ces dernières années et qu’il continuait à fumer comme un pompier. « C’est un bon salarié mais son hygiène de vie est déplorable », ma tante disait. Est-ce qu’à l'hôpital, lui aussi, pensait à ces homards ?
Je me rappelle que certains bavaient. Une mousse blanchâtre sortait de leur bouche. Jérôme m’avait dit qu’il ne fallait pas s’inquiéter : c’est une réaction normale de homard en captivité ! Ils ont des branchies pour respirer dans l’eau mais captent moins bien l’oxygène, une fois à la surface. Je me suis imaginée nue, en train de suffoquer, les mains liées, le corps serré contre ceux d’inconnus. Les pinces des homards étaient ceintes par un large élastique. Ils peuvent devenir cannibales une fois enfermés, ou aller jusqu’à s’automutiler, m’avait dit Jéjé. Aurais-je eu envie moi aussi de me scarifier ?
Ce jour-là, derrière l’étal, je ne pouvais plus lâcher les homards des yeux. Ils étaient posés les uns sur les autres comme des oranges ou des avocats. Un Européen, à la carapace bleue, a tenté une percée. Quelle folie, me suis-je dit. Il n’a aucune issue, même l’évasion est un suicide. Ligoté, il avançait avec précaution comme s’il se sentait surveillé par le néon au plafond. Sa queue se cabrait avec nervosité. Depuis qu’il avait été pêché, il n’en pouvait plus d’être observé. Il ne supportait plus la promiscuité, les yeux apathiques des autres, le regard avide des clients qui l’attrapaient férocement pour le soupeser en vantant ses tortillements désespérés : « Ah, il est bien vivant celui-là ! »
J’ai laissé le homard ramper. Il ne cherchait pas à fuir. ll sentait qu’il n’avait nulle part où aller. Il cherchait simplement à se cacher. Il voulait trouver un trou dans lequel s’engouffrer, comme celui qu’il avait creusé dans un rocher sous-marin pour en faire son terrier. Avoir l’illusion de se sentir chez soi, une dernière fois. Quelques heures d’oubli. Quelques heures de répit avant la mort.
À la fin de la journée, je l’ai retrouvé coincé sous un panier de coquillages. Son corps étendu, à même la glace. Sa queue était pliée. Ses sens, endoloris par le froid. Recroquevillé, il attendait...
Ce texte de fiction a été travaillé lors des ateliers d’écriture de la BULAC et du master d’écopoétique et création de l’université Aix-Marseille.
Dessin original de Lucie Longuet.