Essence et gomme
Il est tard mais il fait encore bon. Dans peu de temps il sera l’heure que j’aille me coucher.
Gordon Zola
Il est tard mais il fait encore bon. Dans peu de temps il sera l’heure que j’aille me coucher. J’ai dit que j’allais jouer dehors, mais finalement je n’ai pas grand-chose à y faire. Ce qui me plaît, c’est regarder les voitures s’arrêter, et voir mon père servir les clients. J’essaie d’imaginer d’où ces gens peuvent venir, où ils vont, qui ils sont. Dans leur manière de conduire, leur vitesse, le temps qu’ils prennent avant d’éteindre le moteur, leur aisance à ouvrir la portière et sortir, la manière dont ils s’adressent à mon père, j’essaie de trouver les traces de ce qui fait leur vie.
Notre maison est juste à côté des pompes. Tant mieux, j’aime bien les odeurs d’essence et de gomme, ça change un peu dans ce coin perdu qui sent la nature sauvage. Nous sommes loin de la ville la plus proche, en bus je mets bien trente minutes pour aller à l’école.
Trois fois par semaine, chaque fois le matin, un gros camion-citerne vient remplir la soute. Il vient se garer presque devant la maison et fait un barouf d’enfer, il faut un bon quart d’heure après qu’il soit parti avant d’entendre à nouveau des oiseaux dans les entourages. Mon père et le chauffeur s’entendent bien, ils sont amis. C’est un gros monsieur, barbu, qui parle et rigole fort, tout le contraire de mon père. Souvent il vient s’installer à table pour boire le café avant de repartir, mais papa me demande d’aller jouer ailleurs ou de me préparer pour l’école, même si je n’ai pas encore fini mon petit déjeuner.
En cette saison, le jour tombe plus tôt, alors j’ai pu voir le moment où les lumières de la station se sont allumées. L'enseigne brille maintenant plus fort que la lune. Il faudrait marquer Mobilgas sur la lune, ça serait bien.
Il y a peu de clients pendant la journée, mais le soir beaucoup de voitures s’arrêtent. Pendant une heure ou deux, c’est le défilé. Je les entends de ma chambre quand on me permet de laisser la fenêtre un peu ouverte. Peut-être que ce soir j’en verrais quelques-unes avant que maman me dise d’aller au lit. Elles sont différentes de celles que je vois en journée, plus grosses, plus bruyantes, plus propres, et toujours de couleur noire. Elles arrivent souvent à plusieurs, par groupe. Et il y a toujours au moins deux personnes dedans, souvent des hommes en costume. Ils ont l’air d’avoir de l’argent, pourtant, eux, ils ne paient jamais mon père. Ils lui serrent la main, rigolent avec lui, lui tapent sur l’épaule... Mais ils ne paient pas et mon père ne leur reproche rien. Pourquoi ? C’est ça que j’aimerais savoir.