La frontière s’inscrit en contraste dans le paysage : soit elle se dresse en barrière épaisse, soit elle feint la disparition.
Elle donne l’illusion d’un monde parfaitement organisé en régions ou en pays. Les frontières regroupent pourtant les hommes autant qu’elles les séparent. Elles se meuvent dans le temps et dans l’espace quand l’histoire bouscule la géographie du monde.
Les cartes exposées sont des esquisses crayonnées dont l’aspect incertain témoigne de ce qu’est la frontière elle-même : ambivalente et paradoxale.
L’esquisse préfigure la carte, elle permet d’exprimer plus librement et plus subjectivement le caractère fluctuant ou arbitraire de ces lignes de partage et la diversité de leur statut.
La cartographie part ainsi à la rencontre de l’art ; le cartographe s’essaie alors à un exercice lui permettant d’être plus direct, plus incisif.
Les cartes répondent d’abord à la question « où ? » et permettent ensuite de comprendre « quoi ? », c’est-à-dire comment les communautés humaines produisent leur territoire. Derrière chaque carte, il y a une intention. La carte naît d’une idée, elle est une construction mentale avant d’être couchée sur le papier. L’esquisse montre l’humeur et les hésitations du cartographe qui y note en désordre les idées qui vont constituer la trame de l’histoire qu’il raconte. Elle se conçoit et s’organise comme on assemble un jeu de construction : chaque pièce est en contact avec toutes les autres. Changer la place d’une de ces pièces revient à recomposer le paysage.
L’esquisse est une « œuvre de transition » malléable, elle est le lieu d’expérimentations graphiques, un révélateur plus authentique, plus fidèle à la pensée du cartographe que l’ordinateur, qui pervertit : il fige froidement et artificiellement des situations souvent fort mouvantes.
Elle est aussi plus dynamique : les mouvements, les formes, les couleurs s’y expriment avec plus de vie. On peut renforcer les traits, jouer sur les contrastes, insister sur le caractère aléatoire de la géographie du monde. C’est ce qui en fait une émotion artistique autant que politique.
Philippe Rekacewicz, géographe cartographe Le Monde diplomatique