Gazelle et papillon

Il ne se lasse pas de venir l’écouter dans ce bar. Il s’assied à la table d’à côté, ouvre son cœur et ses oreilles et laisse couler le temps. 

Ses mains se font gazelle et papillon sur les touches blanches et noires. Quel délice, quelle fascination dans la contemplation de ces longs doigts fins qui gambadent, volent d’une note à l’autre ! Ils lui évoquent la délicatesse, le raffinement, la douceur et la bienveillance. Un peu de malice, aussi. 

Lorsqu’elle s’attarde au comptoir en fin de soirée, très proche d’elle, il l’observe à la dérobée tandis qu’elle manipule son verre et discute avec les serveurs. Ses mains s’articulent gracieusement sur de fins poignets. Leur envers est parcouru de toutes petites rides qui forment comme des écailles, signe qu’elle est peut-être moins jeune qu’elle n’en a l’air. 

À l’intérieur, chaque doigt est marqué d’un triangle bleu-violet formé par de petites veines. 

En conversant avec quelqu’un, elle tend un instant sa paume tournée vers le ciel, offrant ainsi au regard, telle une invitation au voyage, une vallée exquise entourée de cinq charmantes collines. Celles-ci valent bien toutes les collines de Rome… 

Un soir, malgré les mises en garde du barman, un importun saisit le bras de la pianiste restée sourde à ses avances, puis à ses invectives.
Sa réaction ne se fait pas attendre : sa main décolle, fend l’air comme un bolide et frappe sa cible dans un claquement sonore… L’homme recule, abasourdi ; sa joue est marquée de quatre traits cramoisis. 

La pianiste se tient maintenant face à lui, le poing serré posé sur le comptoir. Ses muscles sont encore tendus ; les articulations à la base des doigts et ce petit os – ou plutôt : le canal carpien – sur la face antérieure du poignet se font plus saillants et les veines qui le parcourent, plus visibles. Le papillon peut se faire massue !