La BULAC vue par Alain Messaoudi
Cet entretien long format est l'occasion pour Alain Messaoudi de revenir sur son parcours de chercheur et d'évoquer les circonstances qui le conduisent à coiffer pour la première fois la casquette de co-commissaire pour TYPOGRAPHIAe ARABICAe, une exposition d'envergure organisée en 2015 par la BULAC, sous l'égide du GIS Moyen-Orient et mondes musulmans. Alain Messaoudi a également accepté de parler du déclin des études savantes orientalistes en France au cours du XXe siècle. Avec le regard situé de l’historien spécialiste de l’enseignement de la langue arabe, notre chercheur partage ici un florilège de documents rares ou d'ouvrages plus récents témoignant de ce retournement historique et de ses conséquences décisives, donnant à voir un des pans structurants des collections de la BULAC.
Entretien
CM Clotilde Monteiro
Responsable de la
Communication institutionnelle
AM Alain Messaoudi
Maître de conférences en histoire contemporaine, Nantes Université, CRHIA
Co-commissaire de l'exposition, Typographiae Arabicae
Des liens tissés avec ses collections, avant l'ouverture de la BULAC
CM
Dans quelles circonstances avez-vous commencé à fréquenter les collections de la BULAC ?
AMC’était rue de Lille, en rapport avec un premier travail autour de l’histoire de l’orientalisme, des arabisants et de la connaissance du monde arabe et du Maghreb en France, entre la fin du XVIIIe siècle et la fin de l’époque coloniale, qui a abouti à la thèse, soutenue en 2008, sur les arabisants de la France coloniale. Et le fonds de la BIULO qui est maintenant à la BULAC était absolument essentiel pour réaliser ce travail. C’était à la fin des années 1990, et il y avait déjà une ambiance de pré-déménagement. Je me souviens des conditions de travail à la BIULO, rue de Lille, ça faisait encore un peu salle d’étude de lycée. En tout cas, la BULAC, et ses nouveaux locaux ont représenté un grand changement.
CM
Sur quel sujet avez-vous poursuivi vos recherches, en 2011, au moment de l’ouverture de la BULAC ?
AMÀ l’ouverture, j’avais terminé ce travail mais il y avait toujours à compléter autour de l’orientalisme et un nouveau champ de recherche s’ouvrait sur l’étude des beaux-arts au Maghreb, et en Tunisie. Et l’expérience de l’exposition, TYPOGRAPHIAe ARABICAe, réalisée avec la BULAC, a été très importante pour moi car elle était à l’articulation de ces deux travaux.
Co-commissaire de l’exposition « TYPOGRAPHIAe ARABICAe »
CM
Comment est né ce projet d’exposition avec la BULAC sur la typographie arabe, une thématique d’exposition inédite en France, jusqu‘en 2015 ?
AMCe travail sur les typographies arabes n’était pas dû à ma propre initiative mais à celle de Perin Yavuz et des membres du GIS Moyen-Orient et mondes musulmans. C’était le lancement du GIS. L’articulation s’est faite entre la BULAC, avec l’équipe de la bibliothèque, et son directeur scientifique, Francis Richard, qui a joué un rôle très important, en particulier dans la définition du corpus de la partie historique de l’exposition. La direction de la bibliothèque a également joué un rôle très important, Marie-Lise Tsagouria ayant elle-même travaillé sur la matérialité des objets imprimés. L’exposition donnait d’une part à voir la typographie arabe contemporaine dans ses aspects les plus artistiques et explorait d’autre part l’art de la lettre imprimée arabe à partir du XVIe siècle, à travers un ensemble de collections de la BULAC, réuni et exposé pour la première fois... Pour cette partie aussi très contemporaine Fanny Gillet et Perin Yavuz ont joué un rôle très important. Et l’expérience de la collaboration avec les scénographes était quelque chose de tout à fait nouveau. Il y avait dans ce sujet, à la fois les dimensions d’érudition et d’histoire beaucoup plus contemporaines, mais qui s’articulaient bien avec les travaux que j’avais déjà réalisés, à partir des fonds de la BULAC, sur l'histoire de l’orientalisme, sous l'angle des arts graphiques et des beaux-arts. Je pense que cette idée qu’il y avait là un objet nouveau qui permettait de faire le lien avec les livres a été une conjonction heureuse.
CM
Cette exposition réalisée dans un temps record, moins d’un an entre le début de sa conception et sa finalisation, a nécessité la coordination d’équipes aux métiers très différents entre les chercheurs, les bibliothécaires, les graphistes, les scénographes...
AMJ’ai appris à travailler pour la première fois avec un rétroplanning très strict. Il y avait ce travail nouveau avec les scénographes et les tensions qu’il pouvait y avoir nécessairement, car les logiques ou les contraintes ne sont pas toujours les mêmes. Mais nous y sommes arrivés grâce aux équipes de la BULAC !
Pour moi, l'éblouissement, c’est d’avoir découvert des richesses dont je n’aurais pas du tout imaginé qu’elles se trouvent dans les collections
CM
Presque une décennie après, que gardez-vous en mémoire d’une telle expérience ?
AMPour moi, l'éblouissement, c’est d’avoir découvert, orienté par Francis Richard, des richesses dont je n’aurais pas du tout imaginé qu’elles se trouvent dans les collections. J’ai le souvenir de ces collections du XIXe siècle, d’imprimés à Kazan, ce qui sort un peu de l’aire maghrébine, et aussi de textes plus anciens avec des exemplaires de la typographie médicéenne, de très beaux ouvrages qui donnent l’impression d’être calligraphiés alors qu’en fait ils sont imprimés. Le plaisir de voir l’exposition voyager puisqu’elle a été présentée par la suite à Tunis, puis au Caire. Le fait que ce soit dans le cadre du GIS ce qui a permis de drainer beaucoup de monde. Et la rencontre avec les artistes, et en particulier Reza Abedini, cet artiste iranien. Là, on est dans la typographie avec le geste ! Et aussi le plaisir quand je reviens à la BULAC de voir les traces de cette exposition, et notamment celles du travail de Baia Shehab que l’on continue à voir dans le hall d’entrée de la BULAC.
Alain Messaoudi est historien, maître de conférences en histoire contemporaine à Nantes Université, membre du Centre de recherches en histoire internationale et atlantique (CRHIA), chercheur associé à l'IMAF. Ses travaux portent sur les échanges entre le monde arabe et l’Europe depuis le XIXe siècle, en matière de savoirs et dans le domaine de l’imaginaire et de la culture visuelle. Il a publié Les arabisants et la France coloniale (1780-1930). Savants, interprètes, médiateurs, Lyon, ENS Éditions, 2015. Il a été le co-commissaire de l'exposition, TYPOGRAPHIAE ARABICAE, BULAC - GIS MOMM, 2015, avec Fanny Gillet et Perin Emel Yavuz.
La BULAC, ses rayonnages, son catalogue en ligne et la BiNA...
CMQu’appréciez-vous en particulier dans cette bibliothèque ?
AMQuand je viens à la BULAC, en général, je descends à l’étage inférieur et je vais du côté du Maghreb et du monde arabe. Mais on peut aussi se promener dans les rayonnages, en l’occurrence pour moi ceux de l’Afrique subsaharienne, et le fait que l’on puisse quitter son aire culturelle pour aller voir ailleurs peut être très précieux et permet de faire des découvertes.
CMEt la consultation du catalogue en ligne de la BULAC vous permet-elle parfois des découvertes ?
AMJe pense aux ouvrages du XIXe siècle et en particulier à des parties de collections qui sont encore en cours d'exploration, notamment le fonds de Sulaymān al-Ḥarāʾirī. Tout récemment, par exemple, ma collègue Isabelle Grangaud, qui travaille à Aix-en-Provence et à Marseille sur un interprète militaire musulman, Tahar ben Neggâd, me dit qu’un de nos collègues, Antoine Perrier, lui a signalé l’existence d’un manuscrit, conservé à la BULAC, manuscrit qu’elle avait connu, de son côté, à la Bibliothèque nationale de Tunis. Nous avons donc commencé à faire un travail de comparaison entre ces deux manuscrits, sachant que celui de la BULAC est attribué à un autre auteur, un certain Taïeb Bel Kirède. Donc nous sommes pour l'instant face à une énigme ! L’un de ces deux hommes, Neggâd ou Kirède, est-il l’auteur de ce manuscrit, ou est-il simplement celui qui a retranscrit ce texte ? Qui est le commanditaire, comment ce manuscrit est-il arrivé à la BULAC, puisqu’il n’appartient pas au fonds des Jeunes de langues ? À partir de ces différentes informations, il est possible de commencer à poser des hypothèses ou d'essayer de comprendre.
CM
De quoi parle ce manuscrit ?
AMCe manuscrit, qui est une histoire de la ville de Constantine, représente une certaine construction d’un récit historique sur l’histoire de l’Algérie. Et c’est, en l’occurrence, un texte relativement méconnu qui n’a pas été patrimonialisé puisqu’il n'a pas été édité.
CM
Comment avez-vous travaillé pour comparer ces deux manuscrits ?
AMC’est ma première expérience de travail à travers la BiNA. C’est une expérience très précieuse… Nous avons pu travailler Isabelle Grangaud et moi autour du texte attribué à ce Ben Negad car il se trouve que l’exemplaire de ce manuscrit conservé à la BULAC a été intégralement numérisé. C’est donc ce qui nous a permis de travailler ensemble, en l’occurrence sur le même écran. Mais nous aurions également pu le faire à distance, elle à Aix, et moi à Paris. Chacun devant son écran, il était possible de confronter la copie qu’elle avait du manuscrit de la bibliothèque de Tunis et sur le même écran le manuscrit numérisé de la BULAC. Cela nous a permis en comparant ces deux versions, de voir les différences, et de travailler conjointement. C’est un outil tout à fait remarquable permettant de faire avancer la connaissance et peut-être en l’occurrence d’envisager une édition du texte incluant ses deux versions.
Pour aller plus loin : Isabelle Grangaud et Alain Messaoudi ont présenté leurs travaux dans le cadre du Colloque international de clôture du projet TariMa (CollEx-Persée – BULAC), au Centre Jacques-Berque de Rabat, les 10 et 11 juin 2024.
CM
Cette découverte illustre le tour parfois très aléatoire et inattendu que peuvent prendre vos recherches ?
AMEn effet, l’on se trouve confronté aux hasards des ouvrages qui restent dans les réserves, qui sont plus ou moins mis en avant par le fait qu’ils sont catalogués, inventoriés, ou pas. J'avoue que ce côté « Cluedo » de notre travail m’intéresse toujours !
CM
D’autres découvertes inopinées, effectuées dans les collections de la BULAC, ont-elles fait la joie de vos recherches récemment ?
AM Plus récemment, c’est le fait d’avoir trouvé ces petits catalogues sur l'artiste peintre algérienne, Baya. Ce sont des productions qui ne sont pas du tout précieuses, mais qui deviennent assez rares. Et il est toujours intéressant de savoir comment elles sont arrivées à la BULAC, ont-elles été données ou achetées ? La présence d’un ouvrage sur un rayonnage de bibliothèque est toujours un signe intéressant pour le chercheur.
De l’histoire à l'histoire de l'art...
En passant par l’apprentissage de la langue arabe
Mon premier travail de recherche est plutôt venu de l’expérience de mon difficile apprentissage de la langue arabe
CM
Si l’on reprend votre parcours de chercheur, au moment de l’exposition, vous dépendez de l’EHESS ?
AMJe dépendais d’un laboratoire qui n’existe plus qui est le Centre d’histoire sociale et méditerranéen, un laboratoire de l’École des hautes études en sciences sociales, et qui a ensuite été intégré à l’IMAF, où je reste chercheur associé. Et entre-temps, j’ai été recruté à l’université de Nantes, devenue Nantes Université, où je suis membre du Centre de recherches en histoire internationale et atlantique (CRHIA), et où je donne un enseignement sur l’aire culturelle du monde arabe.
CM
Avez-vous appris et étudié la langue arabe en double cursus ?
AMJ’ai un cursus d’histoire, et j’ai passé les concours. On m’avait dit : pas d’inscription en thèse sans agrégation ! Et c’est une fois l’agrégation obtenue et une fois inscrit en thèse que je me suis mis à l’apprentissage de la langue arabe.
CM
Dans quel établissement universitaire avez-vous appris l’arabe ?
AMJ’ai fait ma formation initiale en langue arabe à Paris IV, et je dois énormément à Luc-Willy Deheuvels qui enseignait également à l’Inalco, et à sa lectrice, Hedeya el-Charkawi. Étant à l’époque étudiant en histoire, je n’avais pas pu intégrer les cours d’arabe de l’Inalco qui se trouvaient excentrés à Clichy. Et Luc-Willy Deheuvels, dont je suivais les cours, était en train d’élaborer le manuel d'arabe qui s’est par la suite imposé et qui est utilisé depuis à l’Inalco. Il n’était pas encore édité mais nous l’utilisions avec lui sous forme de polycopiés.
CM
Est-ce Luc-Willy Deheuvels qui vous a encouragé à vous intéresser à l’enseignement de la langue arabe ?
AMMon premier travail de recherche sur l’histoire de l’orientalisme et de l’apprentissage de la langue arabe est plutôt venu de l’expérience de mon difficile apprentissage de la langue arabe. C’est ce qui m’a donné envie d’essayer de comprendre comment on avait enseigné l’arabe et d’où venaient les traditions d’enseignement, à une période, c’était la fin des années 1990, où il y avait une remise en cause des méthodes traditionnelles.
CM
Par quel sujet avez-vous commencé à travailler sur l’aire maghrébine ?
AMJ’avais commencé, au début des années 1990, un premier travail autour d’une histoire sociale des migrants algériens en Tunisie qui n’a pas abouti. On était alors à l'époque de l'histoire quantitative, dans ces années où primait l’histoire économique et sociale, ce qui ne me correspondait pas vraiment. C'était juste avant qu'on assiste à une réaffirmation de l’histoire culturelle. Je ne me sentais pas légitime sur le plan de la connaissance du terrain et de la connaissance de la langue. Je me suis senti in fine beaucoup plus à l’aise, notamment avec la documentation, à faire une histoire des Français et des Européens au contact du monde arabe. Ceci m’a également permis de réfléchir aux héritages de la période coloniale sur les études maghrébines et sur les études arabes en France aujourd’hui.
CM
Et à quel moment abordez-vous l’étude de l’histoire de l’art du Maghreb ?
AMConcernant l’histoire de l’art, là aussi, il est intéressant de revenir sur la façon dont on voyait les choses dans les années 1980. Dans le cadre du DEA « Maghreb » que j’ai préparé en 1991-1992, nous étions invités à rendre un travail en dehors de notre mémoire principal. J’avais décidé de le consacrer aux beaux-arts en Tunisie. Il aurait pu aboutir ensuite à la thèse que je n’ai pas réalisée. Ma directrice de thèse, Annie Rey-Goldzeiguer, était une femme très engagée politiquement, très généreuse, qui m’a beaucoup aidé, mais qui intellectuellement ne correspondait peut-être pas trop à l’optique de mon travail.
CMSur quel plan ?
AMElle se situait dans une histoire économique et sociale marxiste, avec l’idée qu’il fallait apprendre la langue arabe. Mais elle n’avait pas du tout de connaissance de la langue arabe, tout en étant née et en ayant grandi en Tunisie. Elle avait donc un rapport assez particulier au terrain et à la langue. Elle avait lu mon travail avec intérêt, mais considérait qu’on ne pouvait pas en faire une thèse, celui-ci ne correspondant pas à la société profonde. Alors même qu’elle trouvait mon sujet intéressant, elle m’avait dissuadé de continuer à travailler sur ce sujet.
CM
Comment avez-vous eu l’opportunité de revenir au sujet de l’art en Tunisie ?
AMC’est finalement après avoir soutenu ma thèse, à partir de 2011-2012, que je suis revenu sur ce travail sur les beaux-arts en Tunisie, avec le regret de ne pas avoir pu interroger un certain nombre d’artistes qui étaient vivants quinze ans avant. Mais j’avais la satisfaction d’avoir réalisé un travail de recherche initié de longue date et sur lequel il y a encore beaucoup à faire. C’est le sujet de l’habilitation sur lequel je travaille et compte encore travailler en vue d’une publication à venir…
Le déclin de l’orientalisme savant au cours du XXe siècle
Le cas des études arabes en France
CMÀ la lumière de vos travaux de recherche sur les arabisants pendant la période coloniale, quelle est votre définition de l’orientalisme et des orientalistes ?
AML’orientalisme est un terme qui est utilisé à la fois pour la production savante et aussi pour le regard porté sur l’Orient par les artistes occidentaux, soit l’imaginaire porté sur l’Orient et les représentations imaginaires ou fictionnelles de l’Orient qu’elles soient savantes ou artistiques par les Occidentaux. Ce sont des hommes qui se sont revendiqués, entre 1870 et 1970, de l’orientalisme, comme étant ceux en Europe qui avaient la meilleure connaissance des textes et de l’histoire du fait de leur technique, de leur érudition, de leur connaissance de la philologie. Mais ils se tenaient dans une position de surplomb, en effet contestable et gênante par rapport aux savants arabes eux-mêmes, aux producteurs, et aux héritiers des producteurs, des textes étudiés par ces orientalistes européens. C’est l’idée d’un Orient créé par l’Occident. C’était la grande thématique d’Edward Said dans cet essai, Orientalism, publié aux États-Unis en 1978.
CM
Si l’on remonte aux origines de ce regard critique sur l’orientalisme, où se situe le moment de rupture ?
AMLa date de 1914 joue un rôle important. Il y a vraiment un avant et un après la Grande Guerre. En tous cas pour ce qui est de l’orientalisme français. Je pense que quelque chose se rompt au sortir de la guerre.
CMQuels en sont les premiers symptômes ?
AMIl y a d’abord une crise matérielle. Et je pense que même si ça n’est pas dit par tous, il y a tout de même le sentiment que la France n’a plus le même poids. Et ça se voit pour l’enseignement de la langue arabe en France et dans l’empire colonial français, où il y avait eu entre les années 1910 et la fin des années 1920, la possibilité d’avoir des épreuves au baccalauréat à la fois pour l’arabe parlé et pour l’arabe écrit. Donc ces deux langues reconnues comme telles indiquaient la place importante accordée à cette langue par la possibilité pour les arabisants de faire reconnaître leur connaissance de la langue arabe à l’échelle du baccalauréat. Et ce n’est plus possible à la fin des années 1920, ce qui est une façon pour la France de se désinvestir.
CMPour quelle raison ?
AMIl y a l’argument très antipathique qui est donné, dans la réforme accompagnée par William Marçais, que cela faciliterait l’accession au baccalauréat pour les indigènes musulmans d’Algérie. Et cela, entre autres, parce que ce serait trop facile pour eux du fait des bonnes notes qu’ils pourraient avoir en arabe parlé et écrit. C’est un argument qui ne tient pas vraiment puisque c’est un examen, ce n’est donc pas seulement une pratique de la langue, mais également une connaissance de la langue qui est évaluée.
Dès les années 1960, il y a toute une part de l’érudition qui est déconsidérée, avec des savants qui n’ont pas anticipé, ni vu venir, le processus de décolonisation
CM
Peut-on dire que cette remise en question de l’orientalisme aboutit, à partir des années 1960, à une forme de déconstruction des études savantes au sein de l’université pour en extraire ces structures de pensée héritées de la période coloniale ?
AMEn effet, il est important de rappeler qu’avant 1978, on a une contestation de l’orientalisme qui s'exprime face à une certaine production savante qui ne se démarque pas de la colonisation et du colonialisme. Dès les années 1960, avant Said, il y a toute une part de l’érudition portant sur le monde arabe qui est déconsidérée, avec des savants qui ont tellement accompagné la puissance coloniale, qui étaient très marqués du côté de l’Algérie française, qui n’ont pas anticipé, ni vu venir, le processus de décolonisation.
CMÀ qui pensez-vous ?
AMJe pense notamment à Philippe Marçais qui était professeur à l’École des langues orientales, qui a une production de linguiste tout à fait savante, mais qui politiquement s’est engagé au début des années 1960 aux côtés de l’Algérie française. Dans cette période des années 1950 et 1960, d’autres savants n’ont pas eu un engagement aussi net, et il y a aussi eu ceux qui se sont engagés en faveur de la décolonisation. Ce n’est pas aussi simple, mais disons très généralement que la production savante orientaliste a tout de même été assimilée et rapprochée de l’impérialisme. Il y a une première contestation marxiste avec le sociologue égyptien Anouar Abd-el-Malek qui, en 1963, dans « L'orientalisme en crise » a invité à rompre avec des travaux fondés sur la philologie pour d’autres accompagnant une émancipation dans les domaines de l’histoire et de l’histoire sociale, et dénoncé les impérialismes.
CMComment l’École des langues orientales a-t-elle surmonté cette période de la décolonisation ?
AMDu point de vue de l’histoire, à l’Inalco, il y a aujourd’hui une articulation entre les langues et la recherche historique qui est beaucoup plus forte qu’elle ne l’a été par le passé. Et je pense que la période de la décolonisation a représenté une sorte de crise « post-décolonisation » dont l'École a dû se remettre, d’une certaine façon. À mon souvenir, l’enseignement de l’arabe, dans les années 1960, était encore tenu par des professeurs qui avaient commencé leur carrière à l’époque coloniale et qui sans doute se trouvaient délégitimés par la décolonisation et finalement assez marginalisés par rapport au monde de la recherche et au monde universitaire en général. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, les enseignants-chercheurs de l’Inalco sont très intégrés dans la recherche savante, avec tous les avantages que cela a pour tout le monde.
CMQu’est-ce que la décolonisation n’a pas permis de résoudre malgré la rupture avec ces structures de pensée coloniales ?
AMDe fait, il faut bien dire que la décolonisation politique ne s’est pas accompagnée d’une égalisation des rapports. On peut prendre tout simplement la question des statuts juridiques et le fait que pour l’Algérie, finalement la différence de statut juridique de citoyen et de sujet a été enregistrée par la décolonisation. Les Algériens musulmans, qui n’avaient pas le statut de citoyen et qui n’avaient pas opté pour la citoyenneté française, ont été considérés comme des étrangers. Alors qu’aujourd’hui les descendants des anciens citoyens français peuvent revendiquer la nationalité française. Donc, il y a bien quelque chose qui s’est fixé. Et cet héritage se voit notamment sur les questions de liberté de circulation. Ce sont des inégalités qui sont très fortes. Et je pense que du point de vue postcolonial ou décolonial, c’est une façon de rappeler que derrière les grands discours, il y a encore des réalités héritées de cette période coloniale. S'ajoute aussi la question de la connaissance de ces sociétés qui reste à creuser, ce qui peut sembler paradoxal.
CMQu’est-ce qui selon vous s’est perdu de cette période impérialiste, que l’on pourrait qualifier d’âge d’or de l’orientalisme ?
AMCe qui m’a assez fasciné dans les travaux des orientalistes au XIXe ou au début du XXe siècle, c’est la grande connaissance des langues et aussi des sociétés. Il est assez paradoxal de voir un Philippe Marçais par exemple ayant une position politique peu sympathique et possédant une telle connaissance des langues du Maghreb. Alors que des chercheurs engagés décoloniaux ou postcoloniaux pouvaient être dans cette ignorance de la langue arabe ou des langues du Maghreb. Encore aujourd’hui, je pense que ça peut être une difficulté d’avoir éventuellement des positions politiques très engagées ici du côté de l’Europe et pour autant une connaissance de ces sociétés qui reste relativement faible. Et je ne suis pas sûr, du fait parfois des difficultés de ces relations, que les connaissances des sociétés maghrébines soient plus précises aujourd’hui qu’elles ont pu l’être par le passé. On ne peut pas généraliser, bien sûr, il y a eu des orientalistes de cabinet. Mais il y avait aussi des hommes qui participaient à ces congrès d’orientalisme, qui dureront de 1870 à 1973, qui étaient notamment des anthropologues ou des ethnologues et qui avaient une connaissance très fine de ces sociétés.
CM
Pouvez-vous citer un savant, issu de cet âge d’or, dont l'œuvre est conservée dans les collections de la BULAC ?
AMJe pense à l'important projet de recherche autour des archives de René Basset. C’est un fonds de l’EHESS, dont la partie appartenant à André Basset, son fils, se trouve à la BULAC. En le consultant, on observe bien des positions qui aujourd’hui peuvent être vues avec un œil très critique et en même temps une qualité de production savante aussi remarquable qu'extraordinaire. Cette science est par certains aspects assez fascinante ; une telle curiosité, une telle accumulation de savoirs, de même que l'ambition savante qui avait cours dans ces années de l'impérialisme, entre 1880 et 1914.
Arts et orientalisme
La possibilité d’une modernité arabe
La littérature arabe qui se développe alors en Orient, intègre des dialectalismes, issus des différentes langues arabes parlées ainsi que des mots français
CM
Ce regard critique sur l’orientalisme s'exerce-t-il également dans le domaine de la littérature ?
AMEn effet, il y a par exemple des contestations de la part de quelques savants français qui sont très sensibles à la production littéraire en langue arabe, d’ailleurs plus particulièrement au Machrek, qui considèrent qu’il y a une possibilité de modernité arabe – je pense en particulier à Jean Lecerf. Et la critique faite aux orientalistes était qu’ils n’y croyaient pas. Pour William Marçais, la langue arabe, qu'il admirait, ne pouvait pas être compatible avec la modernité, peut-être par sa complexité ou la distance existant entre l’arabe classique et les arabes parlés. Pour lui, c’était une langue vouée à une disparition certaine car elle ne pourrait pas s’affirmer comme une grande langue moderne.
CM
Quelles sont les caractéristiques de ces nouvelles formes de littérature arabe ?
AMLa littérature arabe qui se développe alors en Orient, intègre, dans ses nouvelles formes écrites, des dialectalismes, issus des différentes langues arabes parlées ainsi que des mots français. C'est ce qui permet à ces savants français de considérer qu’il y a un devenir pour cette langue ; sachant que la langue arabe écrite n’est pas fixée et qu’elle est jusqu’à aujourd’hui encore en transformation.
CM
Ce phénomène ne pouvait-il pas empêcher l’éclosion d’une écriture contemporaine ?
AMNon, justement, cela inclut une capacité pour cette langue mouvante d’intégrer des parlers, de jouer entre un registre classicisant et un registre beaucoup plus proche des parlers. Et ce sont des parlers dans toute leur variété avec des formes très diversifiées de productions littéraires si l’on est en Égypte, en Algérie ou au Liban.
CMEn est-il de même pour la production littéraire locale écrite en français ?
AMOn a aussi une littérature maghrébine d’expression française qui est riche d’une production très contemporaine. L’incontournable, c’est Kateb Yacine. C'est un très grand auteur dont la langue française est marquée par une berbérité, que l’on pourrait également qualifier d'« arabité » ou d'« algérianité ». Sa langue a une forme particulière qui tient à cet univers spécifique et plurilingue de l'Algérie des années 1940-1950, et qui produit son grand roman, Nedjma.
Orientalisme pictural et regard oriental
Pour la peinture, c’est l’orientalisme tel que dénoncé par Edward Said, une invention très éloignée des réalités, véhiculant beaucoup de poncifs
CMExiste-t-il des différences entre l’orientalisme savant et l'orientalisme en peinture ?
AML’orientalisme ne revêt pas tout à fait la même forme, à mon avis, dans les arts plastiques. Le terme « orientaliste », comme pour ce qui est de la langue, et de la science philologique, englobe des réalités très différentes. Pour la peinture, c’est un orientalisme qui correspond vraiment à celui que dénonce Edward Said, en tant qu'invention très éloignée des réalités, véhiculant beaucoup de poncifs. Le travail d'un artiste comme Jean-Léon Gérôme en est peut-être l’illustration dans une forme académique. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les éditeurs ont pu choisir certaines de ces peintures pour illustrer les couvertures des livres d'Edward Said. Mais coexiste également une production de peintres qui ont voyagé en Orient et qui sont pour certains beaucoup moins connus, peut-être parce qu’ils sont moins simplistes, comme Théodore Chassériau ou Gustave Guillaumet, tels qu’ils ont été étudiés par Marie Gautheron.
CMLa production picturale réalisée localement au XXe siècle est-elle également qualifiée d’orientaliste ?
AMAu XXe siècle, on peut considérer que la production picturale réalisée au Maghreb, et donnant une image in situ, va quand même bien au-delà des stéréotypes coloniaux. On parlera plus souvent de peinture coloniale que de peinture orientaliste pour le XXe siècle. Mais là aussi, la production qui est la moins stéréotypée demeure souvent la moins connue.
CMÉtienne Dinet, devenu une figure du patrimoine algérien, était-il considéré comme un peintre orientaliste ?
AMÉtienne Dinet est un peintre orientaliste au statut très particulier. Il s’est converti à l’islam, a vécu à Bou Saada et fait le pèlerinage à la Mecque. Il meurt en 1929 et sera patrimonialisé par l’Algérie indépendante, même si sa peinture véhicule de nombreux stéréotypes. Comme pour le monde savant, il existe une société des peintres orientalistes, qui se revendiquent comme tels, en tant que peintres spécialistes de l’Orient, et Étienne Dinet en fait partie. C'est un personnage très intéressant auquel l'anthropologue, François Pouillon, a consacré un ouvrage dans lequel il aborde notamment la façon dont Dinet peut être perçu en Algérie, et en particulier à Bou Saada. Il y a eu la création d’un petit musée Étienne Dinet à Bou Saada, dans l’Algérie du tout début des années 1990, qui a vu sa fermeture au cours de la décennie noire. Car pour les fondamentalistes musulmans la peinture de Dinet n’est pas acceptable.
CMPour quelles raisons l’orientalisme, dans ses aspects quelquefois les plus caricaturaux ou les plus exotisants, continue-t-il à se diffuser et à s'intégrer dans la culture arabe d’aujourd’hui ?
AMLes sociétés maghrébines sont elles-mêmes des sociétés complexes, avec des rapports inégalitaires, avec des urbains et des ruraux, et avec des méconnaissances au sein même de ces sociétés. Un citadin de Tunis peut être perçu par un paysan du Sud tunisien, comme un colonisateur, ou en tout cas comme quelqu’un de très éloigné de lui-même. Ce sont des rapports Nord-Sud ou capitale-province qui se jouent. C’est par exemple une représentation du Sud ou de l’oasis, qui était celle d’un Parisien ou d’un Français du XIXe siècle, qui peut entrer en résonance avec celle d'un citadin d’Alger d’aujourd’hui, à qui cette vision orientaliste de l’oasis convient. C’est un phénomène que l’on retrouve aussi dans les pays du Golfe avec la création de certains musées. On constate qu’un marché existe car il y a des acteurs locaux qui sont friands de l’orientalisme pictural dans ce qu’il peut avoir de plus stéréotypé. Ce sont des images qui peuvent être rassurantes, soit pour réaffirmer sa propre identité, soit pour se réaffirmer par rapport à l’identité d’un autre exotisé.
CMLe « regard orientaliste » n'est donc plus exclusivement un regard européen ?
AMCe n’est pas une spécificité de l’Occidental. C’est plutôt quelque chose d’universel de réaffirmer une identité à partir de stéréotypes que l’on retrouve aussi au sein du monde arabe, d’où le goût pour un certain orientalisme qui peut y être partagé, et y compris par rapport à son propre passé. Si je reprends l’exemple de Bou Saâda, c’est un haut lieu touristique qui a été considérablement transformé en cent ans. L’oasis en elle-même se dégrade, à cause de la construction de nombreux hôtels, de problèmes d’eau liés à la suroccupation, etc. Cette situation provoque une idéalisation du passé. Ce sont donc des images anciennes, produites par les Européens, par la photographie ou par des peintres, qui aujourd’hui deviennent des références localement, en faisant abstraction de ce regard orientaliste. Aujourd’hui, ces images circulent et peuvent être considérées et appréciées en Orient même.
« L’Orientalisme » d’Edward W. Said au prisme des historiens
De l'analyse culturelle à l'histoire postcoloniale
CM
Quel est le contexte géopolitique international au moment de la publication du livre d'Edward Said aux États-Unis ?
AMLorsque Edward Said publie cet essai en novembre 1978, c'est dans le contexte du conflit israélo-palestinien d’après 1967, de la signature des accords de Camp David et la reconnaissance prochaine par l’Égypte d’Israël. La notion d’engagement politique d’Edward Said est donc très nette, lui-même étant d’origine palestinienne. Son ouvrage est à la fois historiquement très important et insuffisant du point de vue de la méthodologie pour un historien. Mais il donne à penser, permet de nourrir une réflexion et encourage à mener des travaux qui à mon avis restent aujourd’hui d’actualité.
CMSaid vivant aux États-Unis, que souhaitait-il remettre en question dans le contexte américain ?
AMEn 1978, c’est une façon pour lui de mettre en cause dans les universités américaines une orientation de développer ce que l’on a appelé les aires culturelles, dans une dimension très pragmatique, ou utilitariste. Ce qui est un peu paradoxal, c’est qu’on a pu aussi par la suite contester un orientalisme savant en utilisant Said, alors que, comme il l’a dit dans d’autres textes, il s’attaque plutôt à un usage politique très contemporain et un peu à courte vue d’une connaissance du monde arabe, plutôt qu'à une connaissance profonde portant sur les textes anciens. Avec la contestation, qui se défend tout à fait de la part de Said, d’une articulation entre cette production savante et le pouvoir, l’idée que les impérialismes européens ont pu utiliser ces savoirs pour mieux dominer et mieux contrôler le monde arabe. Said avait étudié l’impérialisme français et l’impérialisme britannique.
CMPeut-on considérer que les études arabes avaient accompli leur aggiornamento au moment de la publication de L’Orientalisme en France en 1980, ce qui pourrait expliquer une réception de son essai plus contrastée ici qu'à l'international ?
AMEn effet, avec une réception qui était un peu plus tardive en France, notamment dans le monde académique, qui est d’abord venue dans l’université de la littérature comparée, le domaine de spécialité d'Edward Said. Mais cela n’a pas empêché le livre d’avoir dans un second temps une grande réception que je qualifierais de politique plutôt que de savante.
Je ne crois pas à l’objectivité de l’historien. Je considère qu'il est nécessairement subjectif et que la production historique est une fiction avec des règles.
CMPour quelle raison, selon vous ?
AMSaid n’est pas un historien et du point de vue de la méthode historique son essai peut être tout à fait critiquable. D’ailleurs le travail sur l’histoire des arabisants est une façon d’aller un peu plus loin et de faire une histoire qui n’est pas simplement fondée sur des textes mais aussi une histoire sociale de l’orientalisme.
CM
Peut-on dire qu’il existe malgré tout en France « un avant et un après », la publication de L’Orientalisme ?
AMCe qui est nouveau avec Edward Said, c’est plutôt l’aspect culturel. Ce n’est pas une contestation d’un système économique et social mais c’est plutôt la contestation de structures de pensée et donc de modes de pensée. On est plutôt sur le registre de l’analyse culturelle. Pour ce qui est de l’histoire, je ne suis pas sûr qu’il y ait une marque aussi forte. Son livre est certes devenu une lecture obligatoire dans le premier cycle dans les universités américaines et figure également dans les bibliographies pour les étudiants en France. Mais pour ce qui est de la recherche en histoire, je ne suis pas certain qu’il ait fait bouger les lignes. Sa façon de travailler ne correspond pas vraiment à celle des historiens. En histoire, ce sont d’autres modèles, et pour l'histoire coloniale et l’histoire postcoloniale, ce sont d’autres auteurs qui comptent. Mais précisons que les études postcoloniales, qui se sont attachées à rompre avec un état d’esprit et une construction mentale qui seraient encore marqués par des structures de l’époque coloniale, ont été marquées par l’œuvre de Said.
CMQuels sont certains de ces historiens qui selon vous ont progressivement réinventé les modèles et fait bouger les lignes des études postcoloniales ?
AMJe pense notamment à l’histoire des contacts, à la façon de lire les archives coloniales à rebours pour y trouver la voix des colonisés. Ce sont aussi les travaux de Romain Bertrand qui étudie et développe cette notion d’« histoire à parts égales », à partir d’un travail sur l’Indonésie. Je pense également, entre autres, à Frederick Cooper pour cette idée de retrouver la voix des colonisés. Ayant l’occasion de travailler en ce moment sur l’Afrique subsaharienne, je pense à certains de mes collègues dont les travaux portent sur cette aire géographique. Il me semble que ces chercheurs jouent un rôle peut-être plus important que ceux qui travaillent sur le monde arabe, par leur prise en considération de ce qui se fait aux États-Unis ou plus généralement à l’échelle internationale. Et en France, je pense également à certaines collègues, telles que Emmanuelle Sibeud, Isabelle Surun ou Hélène Blais, qui ont pu faire à plusieurs moments des bilans de cette historiographie.
CMEn quoi leur approche diffère-t-elle, est-elle plus objective ?
AMChez eux, les lectures et la curiosité s'exercent avec un certain filtre, une forme de réticence par rapport à des travaux trop peu attentifs aux réalités des archives, aux réalités sociales, à l’observation de terrain ou a contrario trop fondés sur des textes, voire trop « idéologiques », même si ce n’est pas exactement le bon terme. Les historiens me semblent en effet très attentifs à des réalités matérielles qui leur permettent de susciter de fait une certaine distance, par rapport à des travaux moins ancrés dans une observation des réalités. Par ailleurs, je ne crois pas du tout à l’objectivité de l’historien. Je considère que l’historien est nécessairement subjectif et que la production historique est une fiction avec des règles. L’historien doit accepter de se laisser bousculer par ce qu’il observe, sans vouloir tout faire entrer dans un cadre pré-établi, en favorisant la construction d’objets à partir de ce que les sources présentent. Et peut-être que de travailler exclusivement sur des textes en littérature comparée, comme Edward Said, fait qu’en elles-mêmes les approches ne sont pas tout à fait les mêmes.
Le déclin de l'orientalisme, dans les collections de la BULAC
Pour accompagner cet entretien, un choix d'ouvrages, sélectionnés avec Alain Messaoudi dans les collections de la BULAC, permet de parcourir, dans leur profondeur historique et leurs méandres les plus tortueux, les jalons qui ont abouti à la disparition de l’orientalisme, en tant que discipline universitaire en France, à partir des années 1970.
Se dessine à travers cette bibliographie la remise en question progressive d’une « recherche érudite » régnant sans partage sur les études arabes depuis les années 1870. Cette remise en question s’exprime à travers les cheminements intellectuels, individuels ou collectifs, de chercheurs soucieux de réfuter une science orientaliste, fruit de l’impérialisme colonial. Leurs positions sont le reflet d’un contexte géopolitique mondial aux bouleversements sans précédents. En 1952, signe des temps, l'économiste et démographe français, Alfred Sauvy, employait pour la première fois l'expression « tiers-monde » : « Car enfin, ce tiers-monde ignoré, exploité, méprisé comme le tiers état, veut lui aussi, être quelque chose ». Puis, les accords de Genève, signés en 1954, ont permis au Vietnam, au Laos et au Cambodge d’accéder à leur indépendance. L’année suivante, la conférence de Bandung marque l’entrée sur la scène internationale des anciens pays décolonisés. Les 29 pays de l’aire afro-asiatique qui y participent proclament l’égale souveraineté des peuples et des nations et condamnent le colonialisme. Les débats d’idées qui vont créer les conditions d’un futur « renversement de perspectives » (J.-C. Vatin) conduisent, au mitan du XXe siècle, une nouvelle génération de chercheurs, en Asie, en Afrique aussi bien qu’en Europe et en Amérique du Nord, à exercer un regard de plus en plus critique sur les études orientalistes qui sont désormais vues comme une forme de « science coloniale » (F. Pouillon). Ce processus est jalonné par des prises de position et des publications d'intellectuels spécialistes du monde arabe qui marquent leur époque, tels que Maxime Rodinson ou Jacques Berque qui, dès 1960, refuse pour lui-même l'appellation d’« orientaliste », la jugeant « obsolète, tant scientifiquement que politiquement ». Le chercheur Thomas Brisson rappelle que : « Berque et Rodinson, ont longtemps fait figures de "minoritaires" dans l’université », et revient sur la rupture qui actera la fin de la suprématie des études orientalistes, en permettant
CM
notamment l'insertion des intellectuels arabes au sein du milieu orientaliste parisien (cf son article cairn.info). En 1963, le sociologue marxiste égyptien, Anouar Abd-el-Malek, appelle à revoir les méthodes et les instruments de la connaissance de l’Orient par l’Occident dans « L’orientalisme en crise », chronique publiée par la revue transdisciplinaire Diogène. Figure également dans cette sélection, un des ouvrages les plus empruntés de la bibliothèque, L'Orientalisme d’Edward Said, publié en 1978 aux États-Unis, et traduit en français en 1980. Cette critique de l’orientalisme, trouvera un écho considérable chez les intellectuels anglo-américains et arabes, et contribuera à l’émergence du vaste champ des études postcoloniales, sensible en France à partir des années 1990. Dans un premier temps, l’essai y a été reçu avec une certaine tiédeur par les chercheurs en sciences humaines, qui pouvaient considérer avoir déjà fait leur aggiornamento depuis deux décennies, et juger l’approche de Said, professeur de littérature comparée, contestable du point de vue de la méthode historique. Dans Misère de l'historiographie du "Maghreb" post-colonial, de l’historien Pierre Vermeren, le chapitre sur « les institutions parisiennes au-delà des indépendances », apporte un éclairage sur la façon dont l’École nationale des langues orientales, devenue l’Inalco en 1971, a été prise dans ce tumulte de l'histoire.
À travers les ouvrages collectifs présents dans cette sélection, tels que le Dictionnaire des orientalistes ou Après l’orientalisme, se dessine une historiographie de ces débats d’idées qui ont permis qu’une éthique de la recherche universitaire se dégage et acte la fin de l’orientalisme. Ces travaux précieux viennent rappeler qu’à un moment donné de son histoire, en interrogeant les liens entre « le scientifique » et « le politique », l’université conféra une place pleine et entière aux sciences sociales et changea le cours de l’histoire intellectuelle française du XXe siècle, sans renier les acquis de l’orientalisme.
« Ce qu’on appelait l’orientalisme, ce bouquet de disciplines, à la fois spécialisées et communicantes, qui s’est préoccupé de connaître les langues, les cultures, les civilisations situées au sud et à l’est de l’Europe, d’en diffuser les productions ou les représentations (…) ce domaine du savoir a fait l’objet depuis quelques décennies d’un procès radical, où il a été accusé d’avoir, dès l’origine, et contrairement à la façade "désintéressée" qu’il affichait, mélangé science et politique, curiosité et domination. »
François Pouillon, Après l’orientalisme
Sélection bibliographique
L'orientalisme en crise
Le mal de voir
Maghreb divers
Femmes d'Alger dans leur appartement
Les décolonisations
Albert Memmi | précédé du portrait du colonisateur
Les arabisants et la France coloniale
D'un Orient l'autre
Manuels d’arabe d’hier et d’aujourd’hui
Autres liens, pour aller plus loin...
Ressources web BULAC
- TYPOGRAPHIAe ARABICAe ;
- Bahia Shehab, de la lettre à l’image ;
- Cheikh el Haddad (fonds René Basset) ;
- Les manuscrits arabes de la BULAC : Sulaymān al-Ḥarāʾirī ;
- Orientalisme et colonisation : l'étude de la langue arabe au Maghreb (1830-années 1920). Conférence publique de l’IISMM, par Marie Bossaert (université Clermont Auvergne), Augustin Jomier (Inalco, IRMC Tunis), Alain Messaoudi (Nantes Université, CRHIA).
Autres publications (articles et ouvrages)
- Les « langues orientales » et les racines de l’orientalisme académique : une enquête préliminaire, Daniel Stolzenberg, dans Dix-septième siècle 2015/3 (n° 268), pages 409 à 426 ;
- « Code de l’indigénat et enjeux de citoyenneté : cas de l’Algérie et de l’Afrique », Gilbert Blaise Bekale Nguema, Presses universitaires de Perpigan ;
- « Les intellectuels arabes et l'orientalisme parisien (1955-1980) : comment penser la transformation des savoirs en sciences humaines ? », Thomas Brisson, Cairn.info ;
- Maxime Rodinson. La fascination de l'islam, [compte rendu], Chantal Videcoq, Persée ;
- « Le Coran, le capitalisme et les musulmans. Maxime Rodinson, 1967-1970 », Warda Mohamed, Orient XXI ;
- « La conférence de Bandung », Chloé Maurel, dans Encyclopédie de la colonisation française : A-B, Alain Ruscio, Paris, Les Indes savantes, 2016 ;
- Histoire de la décolonisation au XXe siècle, Bernard Droz, Le Seuil, 2009 ;
- Misère de l'historiographie au "Maghreb" post-colonial, 1962-2012. Les institutions parisiennes. Des Langues O’ à l’INALCO, Pierre Vermeren, Publications de la Sorbonne, 2012 ;
- « Décolonisations », Page des libraires ;
- « La révolution arabe marque la fin de l’orientalisme », entretien Jean-Pierre Filiu, Libération (octobre 2011) ;
- « De la conférence de Bandung au mouvement des non-alignés », Françoise Feugas, Le Monde diplomatique ;
- Les carnets de voyage au Maroc d’Eugène Delacroix en 1832. Bibliographie (extrait) : l'orientalisme en peinture page 65 ;
- Femmes d'Alger dans leur appartement, Eugène Delacroix ;
- « Étienne Dinet, peintre français, orientaliste et musulman », Orient XXI (mai 2024).
Expositions
- Étienne Dinet, passions algériennes, IMA 2024 ;
- Baya, icône de la peinture algérienne. Femmes en leur Jardin, IMA 2023 ;
- Baya, Issiakhem, Khadda : Algérie, expressions multiples, Septembre 1987-Janvier 1988. Musée national des arts africains et océaniens, CEAFR A 19.439 : à propos de l'histoire des beaux-arts. Bibliothèque de l'IMA.