La BULAC vue par Emmanuel Lozerand
En 1873, l’École des langues orientales emménageait dans l’Hôtel de Bernage, au 2 rue de Lille (Paris 7e). À l’occasion du cent-cinquantenaire de son installation, Emmanuel Lozerand, chargé de mission Histoire à l'Inalco et mémorialiste des Langues O', auprès de la Fondation Inalco, nous propose de parcourir l'histoire de l'École. En partant de cette date clé, qui marque la constitution progressive du cœur patrimonial des collections dont la BULAC est l’héritière, se dessinent les deux histoires étroitement enchevêtrées de l’École et de sa bibliothèque. Deux trajectoires qui finiront par s’éloigner à partir des années 1970 pour mieux se retrouver en 2011, à la faveur de l’aboutissement du projet BULAC.
Entretien
CM
Clotilde Monteiro
responsable de la
communication institutionnelle
EL
Emmanuel Lozerand
enseignant-chercheur à l'Inalco (IFRAE)
De l'histoire des lettres japonaises à l'histoire des Langues O'
CMVous êtes enseignant de japonais à l’Inalco, depuis quand fréquentez-vous l’établissement ?
ELJe suis un ancien élève des Langues O’ où j‘ai commencé à étudier le japonais en 1983, et j'y enseigne depuis 1993. Comme presque tous mes collègues, j’enseigne une langue ainsi que sa civilisation. Au département de japonais, le programme de nos cours portent sur les caractères chinois et japonais, la grammaire, la civilisation, la littérature classique et la littérature moderne, ma spécialité étant la littérature de la fin du XIXe et du début du XXe siècles.
CMComment devient-on le mémorialiste des Langues O' ?
ELTout a commencé à l’initiative de la Fondation Inalco qui a été installée officiellement en 2021. Une de ses missions est de développer la notoriété de l’École. Et pour mieux faire connaître cet établissement, il faut commencer par bien connaître son histoire. Les membres de la Fondation ont donc décidé de créer une fonction spécifique. Ils ont pensé à moi, car j’avais déjà accepté d’intervenir devant les étudiants sur ce sujet. Je ne suis pas un spécialiste, mais le sujet m’intéresse. Nous nous sommes mis d’accord sur l’appellation de cette fonction : « mémorialiste des Langues O’ ». Ce n’est pas le vrai sens du terme, car le « mémorialiste » est celui qui est chargé de noter les faits et gestes du Prince. Racine, par exemple, était le mémorialiste de Louis XIV. En l’occurrence, cette fonction de mémorialiste s’entend dans le sens de la personne qui porte la mémoire de l’Inalco, ce qui consiste essentiellement à faire des conférences devant les étudiants de l’École ou tout autre public intéressé.
CMUne mission Histoire a été créée en janvier 2022 à l’Inalco, et vous êtes devenu chargé de mission. Comment s’articule cette activité avec votre fonction de mémorialiste des Langues O’ ? Et quelles seront vos premières initiatives ?
ELEn effet, pour rendre la tâche un peu plus ambitieuse, et parce que la Fondation Inalco possède sa logique propre et autonome, Jean-François Huchet, le président de l’Inalco, a souhaité me nommer chargé de mission « Histoire de l’Inalco ». Cette mission a pour objectif de prendre toutes les initiatives pour favoriser la recherche sur l’histoire des Langues O’ et en diffuser la connaissance. Pour cadrer la mission, nous allons mettre en place un « Comité Histoire » afin d’organiser les recherches. L’idée générale, qui a été validée par les instances de l’établissement, est de replacer la petite histoire de l’École, avec nos enseignants, nos statuts et nos locaux successifs, dans une grande histoire, celle de l’histoire intellectuelle du rapport aux langues et civilisations, dites « orientales », et de l’histoire géopolitique au sein de laquelle était mise en jeu la relation de la France et de l’Europe avec le reste du monde.
Emmanuel Lozerand est professeur de langue et littérature japonaises à l'Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) et chercheur à l'Institut français de recherche sur l'Asie de l'Est (IFRAE) : Inalco, Université de Paris, CNRS. Ancien élève de l'ENS de Saint-Cloud, agrégé de Lettres modernes, docteur en études extrêmes-orientales, il a soutenu en 1991 la thèse, Récits et chroniques historiques d'Ôgai Mori Rintarô (1912-1921).
Publications :
- Les Tourments du nom. Essai sur les signatures d'Ôgai Mori Rintarô (Na no wazurai. Ôgai Mori Rintarô no shomei ni tsuite 名のわづらひ 鴎外森林太郎の署名について), Tôkyô, Maison franco-japonaise, 1994, 79 p. ;
- Récits et chroniques historiques d'Ôgai Mori Rinrarô (1912-1921), thèse de doctorat, tapuscrit inédit, Inalco, 1995, 948 p. (Prix Shibusawa-Claudel spécial 1996) ;
- Littérature et génie national. Naissance de l’histoire littéraire dans le Japon de la fin du XIXe siècle, Collection « Japon », Les Belles-Lettres, 2005, 347 p. (Prix Shibusawa-Claudel 2005). Traduction japonaise en cours chez Iwanami shoten.
Suite de la bibliographie : direction et publication d'ouvrages, articles et traductions scientifiques et littéraires.
Bibliographie dans le catalogue de la BULAC.
CML’École a été administrée dès son origine et au fil du temps par d’éminents orientalistes. Quels sont ceux qui ont marqué son histoire, selon vous ?
ELÉvidemment, l’histoire ne doit pas être uniquement celle des grands hommes et des chefs, car l’Inalco c’est aussi des étudiants, des administratifs et des enseignants. Mais c’est une petite institution, et le rôle de quelques individus a été décisif à certains moments de son histoire, ce qui me conduit à choisir quatre noms : Langlès, Silvestre de Sacy, Schefer et Boyer. Et je tiens à réhabiliter le premier de cette liste, Louis-Mathieu Langlès, pour de nombreuses raisons, mais aussi parce qu’il a été mal-aimé.
Louis-Mathieu Langlès, administrateur, de 1796 à 1824
CMPour quelles raisons Louis-Mathieu Langlès a-t-il été injustement oublié. Qu’a-t-il apporté à l’École ?
ELLa postérité l’a effacé au profit de Silvestre de Sacy que tout le monde connaît et qui a sa statue dans la cour de l’École rue de Lille. Tout d’abord, c’est Langlès qui a eu l’idée de cette école, dès la fin du XVIIIe siècle. L’archive qui en témoigne date de 1790. Dans ce texte destiné aux membres des assemblées révolutionnaires, il plaide pour que l’on crée une nouvelle école. C’est un échec mais il ne se découragera pas. Et en fin politique, il finira par convaincre Joseph Lakanal, alors que c’est la fin de la Terreur ! Dans ce contexte de guerre, les gens ont faim, il faut réquisitionner le blé. Et pourtant, le 30 mars 1795, sous la Constituante, Langlès, qui n’est pas député, est l’âme intellectuelle du rapport rédigé par Lakanal qui signe la création de l’École spéciale des langues orientales. Langlès a su mener à bien son idée et l’action politique pour la concrétiser. Il a ensuite été le premier administrateur de l’École, l’équivalent de président, et cela pendant plus de vingt ans. Dès son ouverture, trois chaires ont été créées, l’arabe, le turc et le persan. Langlès a réussi en vingt ans à doubler le nombre de chaires, en ajoutant l’enseignement du grec et de l’arménien, et en scindant la chaire d’arabe en deux, pour distinguer l’arabe littéral et l’arabe vulgaire. Il me semble que c’est un beau bilan pour un mandat !
CM
Alors pourquoi était-il si mal-aimé ?
ELDans un des grands dictionnaires biographiques courants au XIXe siècle, à l’article : « Langlès », il est indiqué « orientaliste et plagiaire ». Pour replacer Langlès dans son époque, il faut savoir qu’il y avait de très grands savants comme Silvestre de Sacy, Champollion ou Burnouf, le premier professeur de sanskrit qui a traduit le Sutra du lotus, ou pour le chinois, Jean-Pierre Abel-Rémusat. Ces hommes-là étaient reconnus en tant que grands orientalistes. Langlès n’était pas un grand savant, mais plutôt un vulgarisateur. Il n’a jamais prétendu être plus que cela et n’était pas un plagiaire. Il n’a jamais caché avoir travaillé avec, ou en s’appuyant sur, les travaux d’autres personnes. On l’a affublé du surnom péjoratif de « l’Anglais », car il connaissait très bien la langue anglaise. À l’époque, les Anglais étaient très en avance sur les Français sur leur connaissance du domaine persan. C’est ainsi que Langlès est devenu le premier professeur de persan de l’École. Mais il a très vite été accusé d’avoir copié des livres publiés en Angleterre. Par ailleurs, je pense que ce n’était peut-être pas un grand professeur, car il n’a pas eu de disciples, contrairement à Silvestre de Sacy ou à d’autres. Néanmoins, il mérite vraiment notre respect parce que l’École a eu besoin de grands savants, mais également de fins politiques comme Langlès pour exister, évoluer et perdurer.
CMÀ quel moment commence à se constituer la bibliothèque de l'École ?
ELC'est après la création de l'École, durant la période où elle est hébergée par la Bibliothèque nationale. L’armoire dans laquelle sont stockés les manuscrits et les manuels destinés à l’enseignement est alors constituée de 300 livres. Lorsque l’École déménage pour le Collège de France, en 1869 avec ce maigre trésor, les manuscrits orientaux restent à la BN. Langlès et Silvestre de Sacy étaient alors, en parallèle de leurs activités aux Langues O’, conservateurs de la BN, et grâce à leur double casquette, les professeurs de l’École avaient malgré tout un accès facilité à ces manuscrits.
Un paysage bouleversé, favorable à la création de l'École
CMComment l’École des langues orientales a-t-elle pu s'imposer face à l’historique École des Jeunes de langues ?
EL
On pense souvent que l’École des Jeunes de langues et les Langues O’ sont une seule entité, mais ce n’est pas exact. L’École des langues orientales a été créée sous la Révolution contre l’École des Jeunes de langues. Les deux écoles ont coexisté et ont été rivales, puis l’École des Jeunes de langues a fini par être absorbée par l’École des langues orientales. Cette dernière dépendait à sa création du ministère de l’Intérieur, et par la suite du ministère de l’Instruction publique. L’École des jeunes de langues, quant à elle, qui était de taille modeste, avait été créée à l’initiative de Colbert et était donc protégée par le roi. Elle dépendait du ministère des Relations extérieures, qui voulait garder le contrôle sur la formation de ses interprètes. Son histoire est longue et complexe notamment parce qu’elle a eu plusieurs localisations successives d’abord à Istanbul, puis à Paris, et de nouveau à Istanbul, après la Révolution. Il y avait des familles de drogmans, au sens de lignées, qui étaient d’une certaine façon les obligées du roi. Leurs enfants étaient donc, par tradition, automatiquement gratifiés de bourses qui leur permettaient d’aller étudier les langues orientales dans cette école à Istanbul. L’implication de ces élèves était par conséquent variable, certains d’entre eux ne travaillaient pas beaucoup. C’était également le cas des professeurs : il y en avait d’excellents et d’autres plus médiocres.
CMComment les Jeunes de langues ont-ils pu survivre à la Révolution française ?
ELAprès la Révolution, les missions de cette école n’avaient pas été clarifiées. Ces gens-là, étant très liés à la royauté, ont souvent dû fuir et émigrer. L’École des Jeunes de langues n’était pas en capacité de former les futurs interprètes de ce qui était en train de devenir la République française et elle ne prenait pas non plus le cheval de l’orientalisme. Langlès, dont le regard était rivé sur l’Angleterre, a vu venir le vent de la Renaissance orientale. C’est ainsi qu’il a su imposer l’idée de la création d’une école de langues orientales. Un de ses arguments les plus convaincants était qu’il fallait remplacer les drogmans par des interprètes qui défendent la Révolution contre la propagande anglaise. Son grand projet était de donner un lieu d’excellence à des savants de l’envergure de Silvestre de Sacy, qui avait étudié l’arabe à un très haut niveau, pour développer ces études orientales. Dans cette époque postrévolutionnaire, va également s’imposer l’idée que le Collège de France, en tant que collège royal, doit être réformé. Régnait alors le sentiment qu’un nouveau type d’études devait être envisagé.
Antoine-Isaac Silvestre de Sacy, administrateur, de 1824 à 1838
CMPourquoi Silvestre de Sacy est-il entré dans l’histoire, selon vous ?
ELSilvestre de Sacy était indéniablement un très grand savant, un très grand arabisant et un très grand pédagogue. Il est l’auteur d’une grammaire arabe pour les étudiants et d’une chrestomathie, petite anthologie, qui ont fait date. Il doit sa notoriété à son prestige de grand savant et de grand homme politique. Il était baron, pair de France et académicien. Il a été dans le même temps administrateur du Collège de France et de l’École des langues orientales. Des gens venaient de l’Europe entière pour écouter les cours de Sylvestre de Sacy ! Les correspondances de l’époque en témoignent, son aura était impressionnante. Il était de toutes les académies européennes, mais il ne voyageait pas, on venait à lui. Il a donc vraiment incarné le rayonnement de l’École et contribué à sa célébrité. Mais je considère que son bilan, en tant qu’administrateur, n’est pas spectaculaire. Il a ajouté une seule chaire, non des moindres, celle d’hindoustani, pour laquelle il a réussi à faire nommer Joseph Garcin de Tassy. Avec Silvestre de Sacy, on est passé de six à sept chaires. Mais vers la fin de sa mandature, commençant à être un peu âgé et très occupé par ailleurs, selon moi, il n’a pas su ou pu projeter l’École dans le futur.
Le vent nouveau de la Renaissance orientale
CMComment l’École s’est-elle inscrite dans les nouveaux enjeux de modernité du XIXe siècle ?
ELIl y a une date à avoir vraiment en tête, c’est 1784, l’année où William Jones fonde à Calcutta, la Société asiatique du Bengale pour l’étude du sanskrit. C’est cette initiative qui donne le coup d’envoi de la Renaissance orientale. L’École des langues orientales a été créée en 1795 et les cours ont commencé à être dispensés en 1796. Le Collège de France, qui se développait également, venait d’être rénové. Dès lors, dans toute l’Europe, va apparaître le sentiment partagé qu’il y a de nouvelles langues à apprendre qui donnent accès aux trésors de l’Orient. Et dans ce monde intellectuel en ébullition Paris va devenir un centre, la « citadelle de l’orientalisme », comme on a pu dire. L’orientalisme devient synonyme de modernité et des personnes de grande qualité intellectuelle viennent de toute l’Europe pour suivre les cours des Langues O’ et du Collège de France. Il était fréquent à cette époque d’être professeur dans ces deux établissements. Il existe des lettres de jeunes savants allemands qui disent que le matin, ils vont suivre les cours du Collège de France, et l’après-midi aux Langues O’ : les locaux sont épouvantables mais que les cours sont extraordinaires ! C’est très net dans les années 1820 et 1830. On peut citer des Allemands illustres comme les frères Schlegel, co-fondateurs du romantisme allemand, ou la femme de lettre, Wilhelmine Christiane von Klenke, qui épousera l’orientaliste, Antoine-Léonard Chézy, le premier professeur de sanskrit au Collège de France.
Charles-Henri-Auguste Schefer, administrateur de 1867 à 1898
CMVous constatez que le nom de Charles Schefer n’est pas très familier aujourd’hui au sein de l’École bien qu’il ait joué un rôle capital en tant qu’administrateur. Qui était Charles Schefer ?
ELDe ces quatre administrateurs, Charles Schefer est vraiment mon héros ! bien qu’il soit plutôt méconnu. C’est quelqu’un d’intéressant, car il possédait une formation classique très solide. Lorsqu’il était dans ses années de formation au lycée Louis-le-Grand, il semble qu’il y fréquentait les fameux « Jeunes de langues », dont l’école du même nom formait tous ces drogmans, qui allaient devenir les interprètes ou diplomates envoyés par l’État français dans les pays du Levant. Schefer a suivi leurs cours et obtenu le diplôme des Jeunes de langues. Il a ainsi pu commencer une carrière d’interprète qui lui a conféré une excellente connaissance du persan, du turc et de l’arabe et une très forte connaissance du terrain. Il a également pu étudier les classiques des pays où il s'est rendu et acquérir des livres sur place. C’est ainsi qu’à la mort d’Étienne Quatremère, un des successeurs de Langlès à la chaire de persan, le choix de Schefer s’est imposé pour le remplacer. L’École doit vraiment beaucoup à Charles Schefer ! Grâce à ses qualités personnelles immenses et à son sens politique d’ancien diplomate, il a su aux moments cruciaux prendre langue au plus haut niveau de l’État avec ses représentants pour permettre à l’École de prendre son essor.
CMDans quelle situation se trouvait l’École au moment où Schefer en devient l’administrateur ?
ELSchefer est nommé administrateur de l’École en 1867. Et dès lors, il va révéler des talents insoupçonnés qui seront décisifs pour le devenir de l’établissement. Sous la monarchie de Juillet, qui avait de grandes ambitions pour l’enseignement en France en général et pour l’enseignement supérieur en particulier, avait été mis en place un nouveau statut de l’École qui allait s’avérer inapplicable. L’objectif était de faire de cette école une faculté qui délivrerait des grades, des diplômes, etc., comme les autres universités, ce qui était complètement inadapté au public réel de l’École de l’époque. Ce nouveau règlement n’a jamais été appliqué, car il aurait signé la disparition de l’École. Elle a donc survécu dans un statut très précaire alors qu’elle était hébergée dans les locaux de la BN, depuis sa fondation en 1795, dans une petite salle exiguë, bruyante et insalubre. L’École stagnait et je pense qu’elle aurait pu mourir à cette période. Et c’est là que Schefer va intervenir.
CMComment Charles Schefer s’est-il illustré en tant qu’administrateur ?
ELIl a su profiter de toutes les opportunités qui se présentaient à lui. En 1868, il a, pour commencer, réussi à obtenir le déménagement et l’installation provisoire de l’École au Collège de France dans l’appartement de cinq pièces, mis à la disposition de l’administrateur du Collège, le grand sinologue, Stanislas Julien. Ce dernier ne souhaitant pas profiter de cet avantage lié à sa fonction, l’appartement se trouvait libre. Mais en 1873 quand Julien a été remplacé, il a fallu rendre l’appartement. Et là, Charles Schefer a su faire preuve d’opportunisme en imaginant que l’École puisse investir l’Hôtel de Bernage, situé au 2 rue de Lille, qui était vacant. Schefer, en politique avisé, a su négocier l’attribution à l’École des langues orientales de cet immeuble appartenant à l’État, au moment où l’École du génie maritime venait de le quitter pour s’installer à Cherbourg. Et c’est ce qui permettra son essor, car il faut un lieu pour pouvoir se développer.
Nous avons découvert à travers certains documents d’archives, notamment diplomatiques, que Schefer avait initié des logiques d’échanges de livres. Il semblerait qu’il ait réussi à constituer la bibliothèque des Langues O’, en partie grâce à ces échanges.
Emmanuel Lozerand
CMLa bibliothèque commence-t-elle à réellement exister après l'emménagement de l'École rue de Lille ?
ELOui et non, car dès l’arrivée de l’École au Collège en 1868, Schefer, qui peut acheter des livres et les stocker, a poursuivi ses acquisitions systématiques. En 1873, au moment du déménagement pour la rue de Lille, la bibliothèque comptait déjà 3 000 livres. Et Schefer, qui était un bibliophile et un fin politique, a su trouver le moyen de faire financer ces achats de livres. Mais la décision de Schefer après l’emménagement rue de Lille, en 1874, de nommer un bibliothécaire a été absolument déterminante. C’est Auguste Carrière, premier bibliothécaire embauché par l’École, qui sera l’artisan de son essor. Carrière est de surcroît un grand érudit et sera également professeur d’arménien à l’École. Ce bibliophile extrêmement actif et ordonné va, en parfait accord avec Schefer, promouvoir une réelle politique documentaire. Et pour mener à bien cette entreprise, ils vont réunir des fonds en nommant des correspondants chargés de sélectionner des livres pour la bibliothèque, ayant une bonne connaissance de l’édition locale dans les différents pays du Levant. Ils vont même organiser des voyages d’exploration bibliographique et feront venir des fonds, tel que celui des Jeunes de langues, resté à Istanbul, ainsi que les bibliothèques de certains professeurs, après leur disparition. Le premier fonds personnel le plus important sera celui de l’helléniste, Wladimir Brunet de Presle, décédé en 1875.
CMQuelles seront les autres actions déterminantes menées par Charles Schefer pendant sa mandature ?
ELEn 1869, vers la fin du Second Empire, Schefer est également intervenu en négociant des statuts qui soient plus adaptés aux missions de l’École, préservant le double aspect langues vivantes, et interprétariat, et érudition. L’Hôtel de Bernage étant très délabré, il a ensuite organisé des travaux de rénovation qu’il a réussis à faire financer par l’État. Le décor réalisé à l’initiative de l’architecte Faure-Dujarric a subsisté jusqu’à nous, avec ce magnifique escalier, les mosaïques, les bas-reliefs, le monogramme, etc. Et sous la IIIe République, grâce à son pragmatisme, Schefer a obtenu des financements supplémentaires pour l’École. Le contexte politique, qui naît de la défaite contre l’Allemagne, en 1871, est alors très important. À cette époque règne le sentiment aigu que notre enseignement supérieur n’est plus adapté et qu’il faut investir de l’argent et de l’imagination pour le faire évoluer. C’est à cette même période que la Sorbonne est réformée et rebâtie. On assiste également à la création de l’École de sciences politiques et de l’École pratique des hautes études. L’École des langues orientales est donc aussi une héritière de la politique de l’enseignement supérieur de la IIIe République. Charles Schefer en est resté administrateur pendant trente ans et il est mort dans son lit, rue de Lille, en 1898.
CMCombien d'ouvrages comptait la bibliothèque à la fin du mandat de Schefer ?
ELÀ la mort de Schefer en 1898, la bibliothèque compte 50 000 ouvrages, catalogués correctement, donc aisément accessibles ; et ceci grâce au méticuleux et talentueux travail de Carrière, mais aussi grâce à l’impulsion, qui ne s’est jamais démentie, donnée par Schefer, le bibliophile. L’autre élément important à noter, que nous avons découvert à travers certains documents d’archives, notamment diplomatiques, est que Schefer avait initié des logiques d’échanges de livres. Il semblerait qu’il ait réussi à constituer la bibliothèque des Langues O’, en partie grâce à ces échanges ; ce qui tend à prouver qu’il n’aurait pas eu à dépenser des sommes importantes pour cela. On ne connaît pas encore les montants exacts des sommes et des crédits alloués à ces achats. Mais à la faveur des recherches qui vont être entreprises dans le cadre de la mission Histoire, nous obtiendrons peut-être des informations sur la façon précise dont il a pu constituer cet ensemble de collections et financer la bibliothèque.
Paul Boyer, administrateur de 1908 à 1936
CMPaul Boyer était un russisant. Comment a-t-il réussi à se faire nommer à la tête de l’École des langues orientales ?
ELBoyer était un agrégé de grammaire, donc quelqu’un de très solide intellectuellement. Il succède à Louis Léger à la chaire de russe en 1891 et sera nommé administrateur en 1908. Comme il représente une langue récemment introduite dans les enseignements, il sera, pour commencer, accusé de trahir l’orientalisme classique. Sa nomination à la tête de l’École va même provoquer un petit scandale, d’autant qu’il est jeune. Il semble qu’il ait été nommé dans un contexte très conflictuel, à la suite de guerres politiques, et qu’il ait été le candidat des linguistes. C’est un point d’histoire important, car le XIXe siècle a été celui du développement de la linguistique. Il était donc le candidat des linguistes et du ministère de l’Instruction publique qui souhaitait que l'École des langues orientales joue un rôle décisif dans la formation de haut niveau, qui devait être celle des diplomates et des savants envoyés en Orient. Mais ces polémiques n’empêcheront pas Boyer de devenir un administrateur important qui va s’inscrire, à mon sens, dans la continuité des actions de Schefer.
CMQuels étaient les atouts de Paul Boyer et quelles ont été ses actions décisives ?
ELComme Schefer, Boyer fréquente les milieux intellectuels et politiques à Paris. Il a vécu en Russie, y avait même des attaches familiales, et connaissait très bien le milieu des intellectuels et des diplomates russes. Il va donc être en mesure de conférer à l’École une dimension internationale ambitieuse. En 1914, à son initiative, l’École change de nom pour s’appeler l’École nationale des langues orientales vivantes, l’Enlov. Et il va parachever le travail de Schefer en négociant de nouveaux statuts qui feront des Langues O’ une grande École, bien identifiée au sein du Quartier latin, avec des diplômes « maison » et une inscription plus forte au sein du monde universitaire et académique. Paul Boyer va également encourager le développement de nouvelles chaires et marcher dans les pas de Schefer en poursuivant, avec l’appui de la Société asiatique, le travail d’enrichissement de la bibliothèque qui atteindra en 1945 une volumétrie de 150 000 livres. Il aura aussi la mission d’encadrement des étudiants chinois, persans, siamois, hindous et indochinois qui sont de passage à Paris, pour les intégrer à la recherche en France. Et il sera à l'origine de la création en 1927 de l'Association des élèves, anciens élèves et amis de l'École des langues orientales. On voit là que Boyer a vraiment amplifié et poursuivi l’œuvre de Schefer et pleinement rempli son mandat d’administrateur. L’autre point important, à mon sens, est qu’il a su maintenir ce lien constant de l’École avec les grands établissements de son voisinage, que ce soit le Collège de France, l’Académie des inscriptions et belles lettres ou la Société asiatique, devenue très influente à la fin du XIXe siècle, et qui aura son siège à l’École, de 1924 à 1972. Par ailleurs, il est important de rappeler que Paul Boyer fonde en 1921, avec Antoine Meillet et André Mazon, la Revue des études slaves.
CMLe développement de la linguistique a-t-il également été déterminant dans l’essor de l’École ?
ELEn effet, au XIXe siècle, après la compréhension du sanskrit, l’hypothèse indo-européenne avec Franz Bopp et le déchiffrement de nombreuses langues, les études linguistiques sont en plein essor. Sur le plan intellectuel, la discipline reine est la linguistique comparée, ou grammaire comparée, qui va permettre, en Suisse, les travaux fondateurs de Ferdinand de Saussure. Dans le cadre français, c’est Antoine Meillet, le grand linguiste de la fin du XIXe et du début XXe, qui s’illustrera dans cette nouvelle discipline. Il a été professeur d’arménien aux Langues O’ et y formera de nombreux linguistes de très haut niveau, souvent des normaliens issus de la rue d’Ulm. Nombre d’entre eux trouveront, grâce à Boyer et Meillet, un poste aux Langues O’ et y développeront de nombreux champs d’études. On peut citer parmi eux Mario Roques, pour le roumain, Aurélien Sauvageot, le fondateur des études finno-ougriennes en France, Charles Haguenauer pour le japonais, ou Henri Grappin pour les études polonaises.
CMÀ quel moment la bibliothèque est-elle dotée de son local historique du 4 rue de Lille ?
EL
Les Langues O’ et la Société asiatique achètent les locaux du 4 rue de Lille en 1924 en vue d’y loger la bibliothèque. C’est une étape décisive qui va vraiment permettre son développement. C’est au départ un bâtiment plutôt en mauvais état, mais il sera réhabilité en 1933, grâce à des travaux très importants qui permettront d’unifier les façades de l’École et de la bibliothèque. Puis sous l’impulsion de sa première directrice, la célèbre madame Meuvret, la bibliothèque va prendre de plus en plus d’importance. Sous la houlette de Paul Boyer, cette grande professionnelle va poursuivre l’enrichissement du fonds, ce qui va lui permettre d’atteindre en 1945 une volumétrie de 150 000 livres, constitués d’un fonds linguistique très diversifié et de mieux en mieux classé.
CMComment ces nombreuses découvertes et évolutions du champ intellectuel ont-elles modifié les modes d’enseignement au sein de l’École ?
ELJe dirais que le premier élargissement civilisationnel a été d’introduire des cours de langue et littérature. C’est d’ailleurs une des grandes tendances du XIXe siècle. Au Collège de France d’abord, puis dans les universités de province, les enseignements de langues sont devenus des enseignements de langue et littérature, avec l’idée que la littérature rassemble le trésor culturel d’un pays. La fin du XIXe siècle marque également le début de la sociologie de Durkheim et le développement des sciences sociales. C’est le moment clé où s’enracine l’idée nouvelle que l’anthropologie, la sociologie et l’histoire sont des disciplines importantes, qui entrent d’ailleurs à l’École pratique des hautes études, mais aussi à Sciences Po et aux Langues O’. L’École voit donc la création des premières chaires sur le monde arabo-musulman, et sur l’Extrême-Orient avec Henri Cordier, une des premières grandes figures dans le domaine asiatique, bien qu’il n’ait pas été un pur linguiste. Puis le développement des enseignements va se poursuivre relativement lentement au regard de cette époque riche d’innovations. Et c’est plutôt après la Deuxième Guerre mondiale qu’il y aura une explosion des enseignements de civilisations.
Des années 1970 aux années 2010, l'École et la Bibliothèque se séparent pour mieux se retrouver
CMComment le développement de la Bibliothèque va-t-il se poursuivre au cours du XXe siècle ?
ELIl y aura une autre étape importante en 1945 lorsqu’à l’initiative de Julien Cain, qui vient d'être nommé directeur des Bibliothèques de France et de la Lecture publique (il avait notamment été chargé par l’État de réformer la BN), la Bibliothèque des langues orientales passe sous le contrôle de la Direction générale des bibliothèques. S’amorce alors une première séparation sur le plan administratif entre l’École et sa bibliothèque, ce qui représentait, bien sûr, une avancée en termes de logiques professionnelles, car cela signifiait la prise en compte par l’État du secteur des bibliothèques. Il semblerait que les enseignants des Langues O’ aient continué à gérer les collections en accord avec Colette Meuvret et son équipe de bibliothécaires. Le deuxième moment de rupture sera consécutif à la crise de mai 68 et conduira à un changement de statut des Langues O’ et de la bibliothèque qui deviendra la Bibliothèque interuniversitaire des langues orientales, appelée dès lors la BIULO. Mais l’École joue encore un rôle de cogestion de la bibliothèque avec ses établissements universitaires parisiens de tutelle. Au début des années 1980, l’immeuble de la bibliothèque du 4 rue de Lille, devenu trop vétuste, est intégralement reconstruit à la faveur de gros travaux. L’École qui souffre alors de son exiguïté est plongée dans la quête de nouveaux locaux pour y loger l’ensemble de ses départements de langues et sa population étudiante qui a énormément grossi au cours des années 1970. S’instaure alors une logique du « chacun pour soi ». Et les destinées de ces deux établissements se séparent. L’École ne s’impliquera plus du tout dans la gestion de la bibliothèque.
C’est le projet BULAC qui a permis à l’Inalco de trouver ce nouveau lieu qu’il recherchait depuis plusieurs décennies.
Emmanuel Lozerand
CMLe projet préfigurant la BULAC, dont le cœur patrimonial est constitué des collections historiques de la bibliothèque des Langues O', prévoyant le rapprochement de ses collections avec les enseignants-chercheurs et leurs étudiants, a représenté in fine un symbolique retour aux sources...
ELEn effet, le paradoxe est que la relocalisation de l’Inalco dans le Pôle des langues et civilisations, rue des Grands-Moulins, grâce au projet BULAC, institutionnalise la séparation et l’autonomie administratives des deux établissements, la BULAC étant vraiment une entité qui n’a rien à voir d’une certaine façon avec l’Inalco, hormis le fait qu’ils cohabitent. Car l’Inalco fait partie des établissements membres fondateurs du GIP BULAC, au même titre que les huit autres établissements membres du GIP. Et sur le plan financier, c’est le projet BULAC qui a permis à l’Inalco de trouver ce nouveau lieu qu’il recherchait depuis plusieurs décennies. Cet aspect des choses peut en effet être vu sous l’angle d’un retour aux sources. On n’est plus dans les locaux de la BN des origines, mais on est dans un lieu largement créé grâce à la séduction de l’outil « bibliothèque » ; ce qui nous rapproche de nouveau. Et c’est surtout le cas pour des personnes qui, comme moi-même, ont commencé à étudier le japonais dans les années 1980, dans la petite annexe de l’Inalco, située dans les locaux universitaires de Paris Dauphine. Il était matériellement impossible de fréquenter la BIULO au quotidien, qui était géographiquement trop éloignée de nos locaux d’étude. On se sentait très éloignés de cette bibliothèque. La cohabitation avec la BULAC a ouvert de nouvelles possibilités de collaborations entre les enseignants, les chercheurs et les bibliothécaires. Nous sommes de nouveau proches et dans des conditions excellentes pour favoriser d'étroites collaborations entre les deux établissements. Ce sont des sources renouvelées, mais on voit aussi que ne se dément pas la dialectique, très juste et très féconde, élaborée par Maurice Garden dans son rapport sur le projet BULAC, misant sur la présence, l’ouverture et la proximité de la documentation à destination des étudiants, des enseignants et des chercheurs.
Pour aller plus loin...
Conférence : 1873 : un tournant dans l'histoire des Langues O’ - Ça déménage !, par Emmanuel Lozerand (Inalco) et Benjamin Guichard (BULAC)
Le 6 septembre 1873, un décret signé par le président de la République, Patrice de Mac Mahon, attribuait à l’École des langues orientales vivantes le bâtiment du 2 rue de Lille, Paris 7e, connu comme également ancien « Hôtel de Bernage ». Elle y emménagea au début de l'année 1874, quittant les locaux qu’elle occupait à titre provisoire au Collège de France. Ce déplacement fut en réalité un tournant dans l’histoire de l'École qui se métamorphosa alors en profondeur et commença à se doter d’une bibliothèque digne de ce nom, ancêtre de la BULAC. Voir la vidéo
Faire l'histoire des Langues O' – Enjeux et méthodes
Table ronde animée par Emmanuel Lozerand, le mardi 26 septembre 2023, de 18:00 à 20:00.
Inalco - Maison de la recherche - Auditorium Dumézil (2, rue de Lille – Paris 7e)
Depuis janvier 2023, l'Inalco s'est doté d'un Comité Histoire des Langues O' qui a pour objectif de mener des recherches sur l'histoire de l'institution, dans sa globalité, et dans ses relations aux évolutions intellectuelles, politiques et sociales de la France et du monde. Cette table-ronde a pour objectif de réfléchir aux enjeux et aux méthodes d'une telle ambition historique.
Exposition virtuelle : 1873-2023, 150 ans rue de Lille
Dans le cadre de la programmation « 1873 : un tournant dans l'histoire des Langues O' » qui commémore le 150e anniversaire de l'installation de l'École des langues orientales au 2 rue de Lille, l'exposition « 1873-2023, 150 ans rue de Lille » propose de retracer de façon interactive l'histoire de cet édifice. De son premier occupant, l'excentrique marquis de Bacqueville, à l'inauguration de la nouvelle Maison de la recherche en 2021, ce site historique a connu de nombreuses évolutions et rénovations mises en lumière dans cette exposition.