La Lituanie au XXe siècle : Mémoire des répressions et luttes pour l’indépendance sous l’œil de Juozas Kazlauskas
Les photographies de Juozas Kazlauskas saisissent l’irruption de la douloureuse mémoire des déportations soviétiques, propulsée au cœur de la lutte lituanienne pour l’indépendance à la fin des années 1980.
Fils de déportés, Juozas Kazlauskas (1942-2002) fut un témoin sensible de l’émergence de ce passé tragique dans le débat et l’espace publics lituaniens. Il sillonna les lieux de l’exil et du Goulag, en se rendant sur les rives de l’océan Arctique, en Sibérie et au Kazakhstan.
Aux photographies prises sur ces lieux répondent les images de cortèges et de cérémonies qui, au même moment, rassemblaient, à Vilnius ou à Kaunas, des milliers de Lituaniens, venus commémorer leurs morts, exiger la vérité historique et revendiquer l’indépendance de leur pays.
Occupée et annexée par l’Union soviétique suite au pacte Molotov-Ribbentrop en 1940-1941, puis à nouveau à partir de 1944, la Lituanie subit plusieurs vagues de répressions de masse, dirigées contre tous ceux que Moscou soupçonne d’être opposés à son pouvoir. Le spectre des ennemis présumés est large : membres de la résistance armée, paysans, élites politiques, économiques et intellectuelles.
Ces répressions, qui feront plus de 300 000 victimes durant la période stalinienne, touchent souvent des familles entières, envoyées en relégation au Kazakhstan ou en Sibérie, telle celle de Juozas Kazlauskas. Parfois, les foyers sont disloqués, les hommes étant condamnés à de lourdes peines de camps, leurs proches relégués dans des « villages spéciaux » où ils survivent dans des conditions extrêmement éprouvantes, souvent meurtrières, notamment sur les rives de la mer des Laptev (océan Arctique), où plus de 3 000 relégués lituaniens furent abandonnés à leur sort durant l’hiver 1942-1943. Seule une partie des déportés survivront à l’exil et réussiront à rentrer dans leur patrie à partir du milieu des années 1950.
Transmise clandestinement durant la période soviétique, la mémoire des déportations se retrouve au centre du débat public lituanien au moment de la perestroïka, lorsque les mouvements pour l’indépendance voient le jour dans les républiques soviétiques. Participant à des expéditions sur les lieux de relégation menées par les familles de déportés, Juozas Kazlauskas saisit les moments bouleversants où les rescapés et leurs proches replongent dans cette histoire tragique, devenue essentielle pour la Lituanie au seuil de son indépendance.
Commissariat
- Alain Blum (INED, EHESS)
- Emilia Koustova (Université de Strasbourg)
Avec la participation de Benjamin Guichard (BULAC)
Cette exposition est organisée en partenariat avec l'INED (Institut national d'études démographiques) dans le cadre de la Saison de la Lituanie en France 2024.
Les manifestations de La Saison se déroulent dans plus de 80 villes à travers toute la France, du 12 septembre au 12 décembre 2024. Au programme : plus de 200 événements, réunissant plus de 500 artistes, interprètes et experts.
Présentation
À la fin des années 1980, alors que la perestroïka libère la parole et que la mémoire des répressions refait surface en Union soviétique, le photographe lituanien Juozas Kazlauskas sillonne les lieux du Goulag, à la recherche de traces, aussi omniprésentes qu’évanescentes, de la violence stalinienne. Quarante ans plus tôt, celle-ci avait bouleversé le destin de sa famille, victime, parmi des milliers d’autres, des répressions de masse menées par Moscou en Lituanie et ailleurs dans les territoires occidentaux, annexés suite au pacte germano-soviétique d’août 1939.
Les clichés rapportés par Kazlauskas de ses expéditions sur les rives de l’océan Arctique, en Sibérie ou au Kazakhstan, constituent des témoignages bouleversants, où tout, la nature comme les vestiges du monde carcéral, dit désolation, épreuve, abandon, mais aussi résistance, celle d’anciens déportés dont la présence illumine ces images et dont les voix tissent la trame de la mémoire nationale lituanienne.
Juozas Kazlauskas
Né dans la région de Molėtai en Lituanie, Juozas Kazlauskas (1942-2002) est déporté, avec sa mère, lors de la grande opération répressive stalinienne de 1949. Après une enfance passée dans la région d’Irkoutsk, il devient caméraman et participe comme photographe à des expéditions dans le Grand Nord russe. À la fin des années 1980, il documente le combat de la Lituanie pour l’indépendance et se rend sur les lieux du Goulag, en constituant la série photographique intitulée « La Lituanie en exil ».
L'exposition en galerie
Luttes pour l'indépendance
En galerie, les bouleversantes photographies de Juozas Kazlauskas retracent la résurgence de la mémoire dans une Lituanie en ébullition : depuis les premières organisations politiques prônant l'indépendance, à l'instar de Sąjūdis (« Mouvement de réforme lituanien »), jusqu'à la souveraineté retrouvée après les affrontements de 1991.
L'exposition au rez-de-jardin
La mémoire des déportations
Au rez-de-jardin, les collections de la BULAC se mêlent à des tirages originaux du photographe pour raconter les déportations staliniennes. Les voix des survivants, dissidents ou exilés, se font entendre dans les livres sélectionnés ; la saisissante monochromie des photographies donne corps à leurs témoignages.
Parcours à travers les collections
En écho aux photographies de Juozas Kazlauskas, une sélection de documents issus des collections de la BULAC retrace les métamorphoses de la mémoire collective des déportations staliniennes en Lituanie.
La dissidence et l’exil construisent la mémoire des déportations staliniennes
La perte de l'indépendance lituanienne donne naissance à une importante diaspora. L'exil devient ainsi le premier foyer d'expression du témoignage des survivants de la déportations.
Les États-Unis sont un foyer majeur de la vie culturelle lituanienne en exil, avec une activité éditoriale et de collecte documentaire qui dénonce les répressions soviétiques.
Le récit de déportation de Dalia Grinkevičiute (1928-1989), déportée à deux reprises en 1941 puis en 1950, fait connaître l'ampleur des répressions staliniennes en Lituanie à la dissidence russophone. Le texte, issu d'une circulation clandestine publiée sous le titre « Les déportés lituaniens en Iakoutie » est accompagné d'une notule attestant la véracité des faits, des familles abandonnées à leur sort sur les rives de l'Arctique, et l'ampleur des arrestations. Il précise également la surveillance et l'ostracisme dont l'auteur fait l'objet en raison de son activité de collecte des témoignages de déportés.
Le texte paraît dans la revue de la dissidence en exil La mémoire, publiée à New York puis à Paris par Natalia Gorbanevskaïa, actrice majeure de la circulation des textes clandestins entre l’URSS et l’étranger.
L’Église catholique occupe une place majeure dans la société lituanienne, qui relie la dissidence de l’intérieur et l’exil. Dans les années 1980, les abondantes Chroniques de l’Église catholique en Lituanie recensent les actes de résistance et de répression contre le clergé et les fidèles. Diffusés clandestinement sous forme de samizdat, ces textes sont relayés par l'exil lituanien et les réseaux de la dissidence.
Les déportations nazies, voile soviétique sur la mémoire des déportations staliniennes
Le témoignage de Balys Sruoga (1896-1947), survivant du camp de Stutthof en Poméranie, est un des tout premiers témoignages des déportations nazies en Europe.
Censuré par les autorités soviétiques, il n’est publié qu’en 1957, dans une version expurgée, rééditée à de nombreuses reprises et traduite dans plusieurs langues. Le récit est mis au service d’une politique de commémoration de la victoire soviétique contre la violence nazie, gommant sa dimension raciste et antisémite. La publicité donnée au texte contraste avec la censure rigoureuse de l’évocation des déportations de masse par le régime soviétique.
L’édition de 2020 est la première édition lituanienne du texte d’origine.
Le graveur Žibuntas Mikšys (1923-2013) fuit la Lituanie avec sa famille à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Réfugié à Paris, il enseigne le lituanien à l'Inalco entre 1979 et 1985, parallèlement à sa carrière artistique. Il contribue activement à enrichir le fonds lituanien de la bibliothèque, tout en accompagnant les publications réalisées en Union soviétique de commentaires engagés. Sur cet exemplaire illustré du récit de Sruoga, il dénonce l'instrumentalisation de son récit et de son parcours biographique1 :
« Sovietinė propaganda ir išgvaltavotas Sruoga. Apie Stutholfa ir apie Sruogą geriau skaityti V. Telksnį —> ėjo ir per bolševikų kalėjimus 1940/1941. »
« Propagande soviétique et dénigrement de Sruoga. Pour en savoir plus sur Stutthof et Sruoga, il vaut mieux lire [Vladislovas] Telksnys [auteur d’un témoignage publié en 1990] --> ce dernier est aussi passé par les prisons bolcheviques en 1940/1941. »
- 1 Remerciements à Miglė Dulskytė pour l'aide au déchiffrage et à la traduction
Vers l’indépendance : la libération de la parole
Le témoignage de Dalia Grinkevičiūtė sort de la clandestinité de façon inattendue au printemps 1988. Il est mentionné par le poète Justinas Marcinkevičius, figure de l'intelligentsia de la République socialiste soviétique de Lituanie, dans un article qu'il consacre à la réhabilitation des déportés dans les années 1970. Le texte paraît dans une revue de l’Union des écrivains de Lituanie. Quelques mois plus tard, il est publié in extenso, à nouveau dans une publication officielle.
Cette brèche dans la censure ouvre la voie à une vague de publications de récits de déportation. Ces derniers sont un catalyseur puissant du sentiment national lituanien et du mouvement d'indépendance qui s'affirme alors avec force.
Le témoignage de Dalia Grinkevičiute est un récit emblématique de la déportation dans la mémoire collective lituanienne, aujourd'hui étudié dans les écoles. Sa place tient au rôle joué par ce texte pour briser le tabou du sort tragique des déportés lituaniens au sein de la dissidence, à son rôle dans la libération de la parole pendant la perestroïka ainsi qu'à sa qualité littéraire.
Le destin du texte est complexe : une première rédaction en lituanien est enfouie en 1949 par l'auteur dans un jardin, peu de temps avant sa seconde arrestation en 1950. Le texte est recomposé de mémoire en russe en 1976 (c'est la version diffusée par la dissidence), puis réécrit à nouveaux frais en lituanien au début des années 1980, dans la version qui est publiée en 1988.
Le texte original de la première rédaction est retrouvé en 1991, restauré et réédité - c'est cette version d'origine qui est utilisée dans les éditions contemporaines du récit.
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Violeta Davoliūtė, « Deportee Memoirs and Lithuanian History: The Double Testimony of Dalia Grinkevičiūtė », Journal of Baltic Studies, Vol. 36, No. 1, 2005), p. 51-68 [en ligne]
Les entreprises de la mémoire dans la Lituanie indépendante
La dénonciation des déportations comme un génocide contre la nation lituanienne, l’instruction judiciaire des crimes soviétiques et l’étude de la résistance contribuent à l’affirmation politique de la Lituanie qui déclare à nouveau son indépendance le 11 mars 1990. L’établissement des listes nominatives des victimes des déportations, entamé dans la diaspora, est prolongé par des institutions officielles qui s’appuient aussi bien sur l’ouverture des archives que sur des enquêtes orales, entreprises dès les premières manifestations publiques de rejet de l'emprise soviétique.
Pour aller plus loin...
En écho à cette exposition, découvrez une sélection bibliographique portant sur l'histoire et la mémoire des déportations staliniennes, de la résistance et du mouvement pour l'indépendance en Lituanie.
Be kaltės
Adopting and Remembering Soviet Reality
Baltijos kelias
Déportés pour l'éternité
Białe noce czarne dni
Ant kraterio krašto
Cronaca della Chiesa cattolica in Lituania
Déportés en URSS
En complément à la sélection bibliogaphique :
- portail Mémoires européennes du Goulag (Institut national d'études démographiques, Paris)
- ressource « Lietuvos gyventojų trėmimai » (Les déportations soviétiques depuis la Lituanie), Visuotinės lietuvių enciklopedijos (Encylopédie universelle de Lituanie)
Présentation du programme de recherche Les archives sonores : mémoires européennes du Goulag dirigé par le Centre d'études des mondes russe, caucasien et centre-européen (CERCEC) en partenariat avec RFI et Valérie Nivelon, et 13 chercheurs européens. Dans le cadre...
Cette exposition retrace l'histoire de la littérature lituanienne du XXe siècle, intrinsèquement liée au développement de l’identité nationale, aux premières tentatives démocratiques, aux guerres et à leurs terreurs, aux déportations et à l’exil. Elle met à l'honneur des dons...
Nos intervenants
Alain Blum est démographe, statisticien et historien. Ses recherches actuelles portent sur la question des déplacements forcés des populations, dans la continuité d’une réflexion plus générale sur la relation entre violence politique et transformations démographiques et sociales.
Professeur des universités à l’université de Strasbourg, Département d’études slaves. Membre permanent du Groupe d'Études Orientales, Slaves et Néo-helléniques. Membre associé du Centre d’études des mondes russe, caucasien et centre-européen (EHESS/CNRS).
Benjamin Guichard est conservateur en chef des bibliothèques, directeur scientifique de la BULAC depuis 2015.