Le gilet rouge et la panthère noire

Mon boulot à moi, c’est infirmière en réa. Gaston, lui, c’est le patron de la plus grande casse du département. Nous sommes devenus amis au fil des pannes de ma vieille Twingo. La première, c’était il y a trois ans, quand le plafonnier a rendu l’âme... Seul moyen d’en retrouver un, aller faire un tour dans la casse de Gaston. C’est un vieux monsieur un peu bourru, mais charmant malgré tout ; la casse c’est tout sa vie !
Il entasse, amasse, décarcasse, accumule, récupère, trie, nettoie, range, cherche, trouve, ramasse de vieilles bagnoles. À chacune de mes visites, je découvre un nouveau coin de son paradis !
– Allez, viens, je t’emmène dans mon royaume, de sa voix caverneuse et douce à la fois Gaston m’entraîne vers l’entrée de son immense terrain.

Une vieille BX chevauche une petite 205 GTI. Les capots et les coffres se câlinent : de la première, il ne reste plus que le train arrière et de la seconde que l’habitacle. Au moindre courant d’air, le vent fait gémir les portières. Des taches d’huile usagée s’écoulent de cet enchevêtrement.
– Tu es prête à enjamber ce tas de boulons ? me lance guilleret le vieil homme.

Atelier de dépollution des véhicules, odeurs âcres et textures visqueuses… Fluides en tous genres… Liquides de refroidissement, huiles, gasoil, cérine... Je me sens comme une jeune aventurière aux côtés de ce vieux baroudeur des mécaniques.

Allée de terre battue qui longe sa vieille cabane en bois, c’est là où il fait la sieste les jours de canicule, puis nous atteignons un grand hangar dont la tôle ondulée réfléchit la chaleur du soleil. Au-dessus de l’entrée une pancarte un peu branlante annonce fièrement : « MAGASIN ». Tout y est, une vraie mercerie de pièces détachées !!! Alternateurs, moteurs, démarreurs, radiateurs, calculateurs, embrayages, cardans, jantes alu, boîtes de vitesses, mâchoires de frein, suspensions, disques, boîtiers papillon, châssis, directions....

Juste à la sortie du magasin, un fatras invraisemblable capte le regard : portes avant, portes arrière, ailes, capots, pare-chocs, banquettes, hayons, plages arrière, calandres, blocs avant, rétroviseurs, pompes en tout genre.... Ma tête commence à tourner au milieu de cette tour de Babel des temps modernes !

Petite pause, nous longeons maintenant la zone du « tas de platin », c’est là que les carcasses dépouillées de leurs derniers atours s’empilent en attendant d’être écrabouillées. Innumérables épaves en pagaille !!! Symphonie de « o » et de « a » pour ces vieilles épaves : Twingo, Clio, Berlingo, Saxo, Punto, Uno, Polo, Tipo, Micra, Puma, Laguna, Xantia, Almera, Zafira, Corsa, Fiesta. Inextricable fouillis de couleurs. Bleu vibrato, Vert vertigo, Tropique orange, Gris nymphée, Bleu Anatole, Magenta, Vert amande, Rouge cerise, Bleu myosotis, Jaune anis, Rouge volcan, Bleu cyclade, Jaune de Manille, Gris hologramme, Tobago.

Une grue mobile montée sur chenilles marque l’entrée de la zone de broyage. Sa gigantesque tenaille ressemble à une pince de crabe géante qui enserre les restes des carcasses rouillées, puis, dans un fracas métallique et strident, ses mâchoires en acier lâchent les pauvres squelettes dans le broyeur. Les vérins s’étirent dans une lente danse macabre, la Twingo bleu tropique rend alors son dernier soupir au milieu des cadavres de ferraille.

Un petit terrain vague délimite le fond de son royaume, Gaston mâchouille un bâton de Zan, et me montre l’armée silencieuse des pneus entassés sur des dizaines de rangées. C’est dans ce coin de la casse que Gaston aime terminer sa ronde en fin de journée.
– Tu sais, j’aime venir ici avant de fermer la boutique, regarder les champs jusqu’au bout de l’horizon.

Un soir, Gaston est resté là à admirer le coucher du soleil, quand soudain l’un des soldats de caoutchouc a couiné bizarrement. Intrigué, Gaston s’est approché, a attrapé son smartphone et activé la lampe de poche. Dans le faisceau éblouissant de lumière, une petite paire d’yeux effrayés a croisé son regard. Un tout petit chaton noir !

Pendant plusieurs jours, Gaston a cherché sa mère en vain, C’est alors qu’il s’est souvenu que j’étais bénévole à la SPA, hobby qui me permet de me changer les idées après mes journées de travail à l’hôpital. La fois où j’ai découvert l’étendue de sa casse, je lui avais même dit que le refuge ou j’étais bénévole était quasiment aussi vaste que son terrain. Ce qui l’avait frappé c’est qu’il y avait presque autant d’animaux abandonnés que de voitures écrabouillées !

Je suis revenue dès que j’ai pu. J’avais emporté un vieux gilet rouge. Je prends toujours un vêtement de laine usagé quand je trappe un chat ; ça lui permet d’être dans des fibres naturelles et de sentir une odeur qui lui deviendra familière. Gaston m’a guidée jusqu’ au bout du terrain dans le coin des pneus et m’a laissé faire. Je me suis approchée en douceur du chaton.... Mon Dieu qu’il était en mauvais état : petits yeux larmoyants de coryza, oreilles piquetées de gale...

J’ai avancé la main droite en douceur et de la main gauche je tenais le gilet rouge. Avec mille précautions je l’ai saisi et enveloppé dans le gilet. Il piaillait, tel un oisillon affamé. Une petite femelle, de quelques mois ! Une panthère noire miniature qui a dû se battre contre un tigre pour être aussi amochée....
Demain, je la conduirai chez le vétérinaire, puis je la requinquerai et la câlinerai, en attendant de lui trouver une nouvelle famille.