Publié : 09/08/2022, mis à jour: 09/08/2022 à 16:00
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Le printemps de Nina

Des murs tendus de toile, des meubles anciens, l’appartement est cossu, comme on dit.

Chantal Dauphin-Le printemps de Nina-Morning sun-Edward Hopper

Morning Sun, Edward Hopper, 1952. Crédits photographiques : Hermien_Amsterdam - Flickr (CC BY-NC-SA 2.0).

Chantal Dauphin

Des murs tendus de toile, des meubles anciens, l’appartement est cossu, comme on dit. Norbert lit le journal, assis dans un profond fauteuil recouvert de velours brun tandis qu’elle joue avec une télécommande. Norbert est un peu taciturne, mais si droit et si solide, le couteau suisse à emporter avec soi sur une île déserte. Droit mais taciturne, il lit le journal sérieusement, travaille sérieusement, vit sérieusement. Elle, c’est Jeanine, mais on dit Nina, c’est plus joli. Elle est secrétaire de direction, un mot bien pompeux pour dire qu’elle sert de larbin au patron, tout en restant souriante et élégante. Quand elle sort du travail, avec son petit chapeau orné d’une fleur assortie à sa robe, elle a de l’allure. Tout le monde le dit, c’est une belle femme. Depuis toujours, sa couleur préférée, c’est le bleu, de l’aigue-marine à l’outremer, pour la clarté, la pureté, l’apaisement.

 

Et puis Tony est arrivé, un peu par hasard. Tony est flou, mais tendre et joyeusement désespéré. Au bureau, la paume douce de sa main caresse un livre, un dos, une épaule. Tendre mais flou. Avec lui, Nina a découvert l’explosion des couleurs, le rouge et le noir surtout, le feu et la cendre, les émotions qui jaillissent et les certitudes qui flanchent.

 

Il a dit : « J’arriverai dans cinq minutes, ma décision est prise, tu n’as qu’à m’attendre au Café de la Gare. » Alors, elle s’est juste posée à la première table en entrant, prête à repartir. Le serveur passe de temps en temps et la regarde d’un air un peu suspicieux. Elle s’en moque. Il a promis qu’il viendrait et Tony tient toujours ses promesses. La nuit est tombée et Nina a froid. Elle espère encore que la porte va battre, que Tony s'avancera pour s'asseoir sur la chaise juste en face d’elle avec son sourire de gamin fautif, ses yeux que la moindre émotion embue, ses paroles et ses silences qui la désarment… et tout redeviendra simple. Mais pourquoi n’est-il pas encore là ? A-t-il changé d’avis ? L’a-t-on empêché de venir ? Un accident ? Garder un air impassible. Elle boit une petite gorgée de café. Tant qu’il reste du café dans la tasse, il n’est pas trop tard, il viendra peut-être. Qu’a-t-il dit exactement ? S’est-elle imaginé des choses ? Elle l’entend encore. Attends-moi au Café de la Gare. J’en ai pour quelques minutes. J’ai pris une décision. Ne crains rien ! Eh bien si, maintenant, elle craint, elle a même terriblement peur. Pourtant, elle aussi a pris sa décision, enfin.

 

Une éternité plus tard, elle est assise dans un train, sur un chemin de retour. Tête penchée, absorbée, elle lit et relit des mots écrits. Qu’est-ce qu’elle n’a pas vu, pas compris avant ? Ou bien qu’est-ce qu’elle ne comprend pas maintenant ? Le train roule, roule. Il s’enfonce dans la nuit.

 

Chaque matin, il faut se lever. Un fil la tire de la maison au travail, le long d’une rue interminable que croisent plusieurs artères bruyantes. Le soir, le fil la ramène du travail à la maison. Zombie au travail, zombie à la maison. Il faut tant d’énergie pour supporter le grand trou dans sa poitrine. Comment respirer encore ? Un manque à se jeter la tête contre les murs, à se jeter dans le prochain train, sous le prochain train… Un pas, encore un pas. Un bus approche. Un pas, encore un pas. Le bus accélère pour passer au feu vert. Un pas, encore un pas, qu’importe, déjà son cœur est en miettes. Est-ce qu’on continue à penser l’instant d’après la mort ? Elle s’est toujours posé la question.

 

Elle est seule, assise sur le lit, les mains posées sur ses jambes à demi fléchies. Le soleil du matin illumine le mur clair et les draps blancs. L’immeuble de brique à coté apporte sa touche de couleur. La fenêtre est grande ouverte. Dans la cour tout en bas, des pépiements d’oiseaux, le bruissement des jeunes feuilles, au loin une rumeur de klaxons et de moteurs. Soudain, une volière s’ouvre à grands cris joyeux ; les enfants s’échappent de l’école rouge. Plus de passé, pas de futur, juste l’instant présent en cadeau. L’air est doux, si doux. Le ciel est bleu, si bleu. Et si elle allait se promener...

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