Publié : 06/01/2022, mis à jour: 28/10/2023 à 14:27
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« Une bibliothèque inspirante, hautement spécialisée »

​Pour Anne Madelain, la BULAC est un deuxième bureau. Elle aime à parcourir les rayonnages de la salle de lecture pour continuer à faire confiance au hasard, « comme avant Internet ». Si ses recherches sur l'Ex-Yougoslavie portent sur les fonds contemporains, elle dit apprécier la profondeur historique des collections qui lui permet de remonter le temps. Ses activités, notamment autour des questions de traduction et de circulation des œuvres, font d'Anne Madelain une interlocutrice de choix pour la BULAC dans le cadre de sa programmation scientifique et culturelle. 

Anne Madelain en salle de la Réserve

Anne Madelain dans la Réserve de la BULAC. Grégoire Maisonneuve / BULAC.

Entretien

 

CM
Clotilde Monteiro
responsable de la
Communication institutionnelle

AM
Anne Madelain
Enseignante-chercheuse

 

Anne Madelain, salle de lecture de la BULAC

Anne Madelain, salle de lecture de la BULAC. Grégoire Maisonneuve / BULAC.

CM
Vous avez soutenu votre thèse de doctorat en 2015. Comment travailliez-vous avant l'ouverture de la BULAC, en 2011 ?

AM Pour ma thèse qui portait sur l'expérience française des Balkans dans les années 1990, la plupart des collections imprimées constituées de livres, journaux, bulletins m'intéressait. Auparavant pour préparer mon DEA (master) consacré à la culture en Tchécoslovaquie durant la normalisation (1968-1989), j’ai beaucoup consulté les revues culturelles et les samizdat tchèques qui ne se trouvent que dans des fonds très spécifiques. Dans un premier temps, j'ai surtout fréquenté la bibliothèque des publications samizdat à Prague. Puis j'ai découvert que la BIULO, rue de Lille à Paris, conservait des revues très intéressantes, y compris dans des formats à peine édités. Mes recherches se sont ensuite poursuivies à la BULAC dès son ouverture puisque les collections de la BIULO avaient intégré cette nouvelle bibliothèque.

CMEn tant que chercheuse, que vous permet la BULAC dans votre travail au quotidien ?

AM Même si mes recherches portent sur les fonds contemporains des années 1960 aux années 1990, en serbo-croate, en roumain, en tchèque, en anglais et en français, j'ai souvent besoin de remonter en amont de ces périodes, ce que permettent les collections de la BULAC, sans avoir à me déplacer sur plusieurs sites parisiens. De plus, les fonds maintenant réunis ici sont d'une profondeur historique impressionnante. J'ai ainsi découvert que j'avais, jusqu'à la soutenance de ma thèse, une vision très partielle de ces collections. J'ai également réalisé en fréquentant la BULAC qu'il était important pour moi d'avoir en main ces documents publiés cinquante ans en amont de la période qui m'intéresse. Ici, je peux aussi rechercher de façon aléatoire, comme avant l'Internet. Parcourir les rayonnages très fournis de la salle de lecture, flâner parmi ces collections en faisant confiance au hasard, c'est très inspirant !

 

Anne Madelain est maître de conférences au département Europe, chercheuse au Centre de recherche Europes-Eurasie (CREE) à l’Inalco et chercheuse associée au Centre d’études des mondes russe, caucasien et centre-européen (CERCEC, UMR 8083, CNRS-EHESS). Elle est également co-rédactrice en chef de la revue Balkanologie et membre des comités de rédaction de la Revue d'études comparatives Est-Ouest et de Connexe. Les espaces postcommunistes en question ; membre du comité de pilotage du GDR Connaissance de l’Europe médiane (CEM) no 3607 ; membre du conseil d'administration de la Société française pour les études russes et est-européennes en sciences sociales (SFERES).

Rencontre avec des ouvrages déterminants

Anne Madelain consulte un document en salle de lecture

Grégoire Maisonneuve / BULAC.

CM
Quelle est votre perception des fonds de la BULAC relatifs à l'ex-Yougoslavie et aux Balkans ? Y a-t-il des documents que vous n'auriez pas pu trouver ailleurs ?

AMBien sûr, il y a la BnF, mais la BULAC demeure la plus spécialisée pour mes travaux. Et c'est très stimulant. Je pense par exemple aux ouvrages de témoignages de militants politiques, journalistes, militaires français sur l'éclatement de la Yougoslavie qui ne se trouvent qu'ici. De plus, le rassemblement des fonds patrimoniaux, en particulier avec ceux de l’Institut d'études slaves, est d’une grande richesse pour l'histoire des relations entre la France et les Balkans. Il a été déterminant pour moi d'avoir accès à ces nombreux ouvrages qui témoignent du fait que dès le XIXe siècle des slavistes français correspondaient avec les acteurs de la production éditoriale en Serbie et en Croatie.

CM

Avez-vous le souvenir d'un document remarquable découvert à la BULAC ?

AMJ'ai pu accéder à la BULAC à des corpus sur les témoignages, les savoirs militants, la vision des Français sur les conflits des Balkans, de même qu'à l'intégralité de ce qui a été publié chez des éditeurs à faible diffusion comme L'Harmattan. C'est ainsi que j'ai découvert par hasard au sein de ce corpus l'ouvrage du sociologue suisse Gautier Pirotte, L’épisode humanitaire roumain. Construction d’une « crise », état des lieux et modalités de sortie, publié en 2006, qui porte sur l'élan humanitaire français en Roumanie. Ce livre n'était cité dans aucune bibliographie car il se trouve à la croisée de plusieurs champs disciplinaires. Ça a été un livre précieux pour mon travail car il était le seul à faire le point sur les initiatives militantes des Français en Roumanie au début des années 1990. Cette étude m'a absolument éclairée et a même été le déclencheur d'un travail de recherche sur le rôle d'associations françaises dans le jumelage avec des villages roumains. Je pense également à la revue Les Nouvelles yougoslaves, publiée en français dans les années 1950 et 1960, par l’Agence yougoslave d’information à Paris pour faire connaître la littérature et la culture yougoslave au public francophone. C'est typiquement le genre d'ouvrages publiés chez des éditeurs institutionnels ou marginaux que je n'aurais pas su où chercher sur le terrain. Il aurait fallu que je consulte les archives, partiellement détruites, de l'ex-gouvernement à Belgrade, sans avoir la certitude d'en retrouver la trace.

 

La diversité proposée, avec ces centaines de langues représentées, est une vraie richesse dynamisante pour tout chercheur.

Anne Madelain

Rayonnages, salle de lecture

Collections Europe balkanique, centrale et orientale, rez-de jardin. Grégoire Maisonneuve / BULAC.

CMQue représente pour vous la BULAC ?

AM Pour moi, la BULAC est un deuxième bureau. La diversité proposée, avec ces centaines de langues représentées, est une vraie richesse dynamisante pour tout chercheur. Et cette forme d'« exhaustivité » y contribue même si on ne connaît qu'une toute petite partie de ces langues. La BULAC permet à chacun de nous de ne pas rester confiné dans son domaine. Certaines comparaisons sont possibles ici. J'y viens très souvent d'abord parce que je trouve le cadre très agréable et très stimulant. Il m'arrive de venir sans avoir un document spécifique à emprunter mais simplement pour aller consulter un livre des magasins repéré dans le catalogue. Contrairement à beaucoup de bibliothèques, ici on peut obtenir les ouvrages en moins d'une heure. Par ailleurs, les horaires me permettent de venir tard le soir ou le samedi. Et la présence de l'Inalco dans ce même bâtiment et tout ce qui gravite autour sont également très important pour moi.

 

La question de la traduction des sciences sociales

CMVous avez été durant une dizaine d’années chargée du développement international des éditions de l’EHESS. La circulation internationale des textes de sciences sociales et leur traduction vous préoccupent au premier chef. Comment circulent aujourd’hui les textes de sciences sociales entre les Balkans et la France 

AM
Les échanges sont inégaux et asymétriques. Et cette asymétrie s'est accentuée avec la destruction de la Yougoslavie et son éclatement en plusieurs États, et donc en plusieurs champs éditoriaux. La transition économique avec toutes ses difficultés, a affaibli les éditeurs et l'édition dans la région. C'est également le cas pour l'Albanie et la Roumanie. D'autant que les chercheurs de ces pays écrivent désormais plutôt en anglais, pour être lus à l'étranger. Et bien sûr, on n'écrit pas de la même façon dans une langue, en l'occurrence l'anglais, qui n'est pas la nôtre. Par conséquent, ce qui peut être écrit en serbe, en albanais, en polonais, en tchèque, etc. est encore moins traduit en français qu’auparavant. En ignorant la production scientifique en sciences sociales écrite dans ces langues, on se prive d'une pensée critique nouvelle nous permettant de comprendre comment évolue l'Europe centrale et orientale aujourd'hui.

CMComment êtes-vous arrivée à ce constat 

AMDans le cadre de mes recherches, je me suis servie d’enquêtes statistiques sur les échanges entre les pays de cette région et la France. Ce sujet d'étude, que nous avons intitulé avec ma collègue Franziska Humphreys, « Penser en plusieurs langues ; éditer en sciences sociales et humaines aujourd'hui » a fait l'objet, entre 2016 et 2019, d'un séminaire organisé à l'EHESS. Ces statistiques et l’observation des traductions sur ces vingt dernières années, montrent que la part des ouvrages de sciences humaines traduite des langues slaves vers le français est extrêmement faible, voire quasiment inexistante. Et cette faiblesse des traductions est tout à fait problématique. Cette étude révèle que l'accroissement des échanges n'implique pas forcément une meilleure circulation des traductions.

Visuel du séminaire Penser en langues

« Penser en plusieurs langues ». Séminaire co-animé par Anne Madelain, organisé à la BULAC (illustration : Michael Kretzschmar).

CM
Quelles en sont les conséquences ?

AMLes conséquences sont assez lourdes. Tout d'abord sur place dans les Balkans, en Europe de l'Est, en Europe centrale et orientale aujourd'hui, les recherches circulent surtout en anglais, ce qui entraîne un véritable appauvrissement de la pensée. Une prise de conscience de la transparence illusoire des langues permettrait de mieux évaluer la valeur épistémologique de la traduction, c’est-à-dire les savoirs propres au fait de passer d’une langue à l’autre. Aujourd’hui, cependant, on observe la création de nouveaux espaces où s'exprime l'affirmation que la traduction produit des savoirs, par exemple le projet de recherche « Labex TranSfers ».

CMPouvez-vous expliciter la notion de transparence des langues ?

AMLa globalisation a imposé la fausse évidence de la transparence des langues. Traduire les sciences humaines dans une autre langue, ce n'est pas simplement transposer des idées. Tous les chercheurs qui travaillent sur ces questions le savent. Et je sais combien à la BULAC on a la conscience aiguë de l'importance de l'existence de cette diversité de langues. Il est désormais important de rappeler l'existence d'une richesse littéraire mais aussi d'une richesse de pensée « entre les langues ». Et seuls les échanges et la traduction peuvent la donner à voir. L'idée de l'usage d'une langue commune transparente est une illusion qui commence à s'imposer.

Collaborations entre la chercheuse Anne Madelain et la BULAC :

  • Rencontre, « Traduire et éditer des auteurs de l'espace post-yougoslave » (16 novembre 2021). En savoir plus

  • Table ronde BULAC, « Revues de sciences sociales et Balkans contemporains. Périmètres, visibilité, collaborations » (6 décembre 2021). En savoir plus

  • Table ronde BULAC, « Circulations savantes entre la France et l’Europe médiane à l’ère numérique. Revues, plurilinguisme, traduction » (18 septembre 2020). En savoir plus

  • Séminaire « Penser en plusieurs langues » (séances de janvier et février 2018, organisées à la BULAC). En savoir plus
Visuel de la rencontre Circulations savantes entre la France et l’Europe médiane à l’ère numérique

Transformations II (Anne Madelain).

CM
Mais la faiblesse actuelle des éditeurs n'est-elle pas une entrave à cet effort de traduction ?

AMEn effet, et c’est encore plus évident dans une région économiquement pauvre et encore marquée par les conflits des années 1990 comme les États issus de la Yougoslavie où les éditeurs ne sont pas en mesure de promouvoir suffisamment leurs auteurs. Cependant, malgré les frontières politiques, la reconstitution actuelle d'un champ culturel post-yougoslave avec une langue commune, même si celle-ci porte plusieurs noms, le bosniaque, le croate, le serbe ou le monténégrin, laisse prévoir un renforcement de ce champ intellectuel et fort probablement de nouvelles propositions. Mais pour que les éditeurs de ces pays puissent proposer des ouvrages, une volonté politique est nécessaire en amont. L'édition doit être partiellement subventionnée et permettre la mise en place d'aides à la traduction car les livres ne peuvent circuler seuls.

CML'État français a-t-il un rôle à jouer pour aider à une meilleure circulation de ces publications ?

AM
La France se marginalisera si elle ne se fait pas l'écho de ce qui se publie en Europe orientale et d’une façon plus générale du rôle de la traduction dans les circulations intellectuelles. En ce moment, certains pays l'ont compris et y voient déjà leur intérêt. La Chine, la Turquie et le monde arabe, bien que dirigé par des pouvoirs peu démocratiques, font des efforts importants de traduction des productions intellectuelles étrangères dans leurs langues. Paradoxalement, bien que l'on soit dans des zones très complexes et non démocratiques, des éditeurs traduisent de façon vraiment conséquente. La Chine est le premier partenaire de la France en termes de cessions de droits, toutes catégories confondues : littérature, jeunesse ou sciences humaines. Alors qu'en France, on ne traduit rien du chinois en sciences humaines. Et c'est également le cas pour les autres zones géographiques. Un déficit est donc en train de se créer côté français. Car comme je l'ai dit plus haut, c'est celui qui ne traduit pas qui s'appauvrit en se privant de l’accès à ce que pense l’autre et plus spécifiquement la pensée critique d'une région pouvant lui permettre d'en comprendre ses évolutions.

Le catalogue de la BULAC

Grégoire Maisonneuve / BULAC.

CMEt quel rôle joue ou peut jouer une bibliothèque comme la BULAC dans la circulation des publications 

AMDans mon champ d’études, il y a de nombreuses coopérations que pourrait mettre en place la BULAC. Si je prends l'exemple de l’espace post-yougoslave, cette région a été confrontée au problème de la reconstruction des champs nationaux après l’éclatement de la Fédération et à la nécessité d'archiver et de reconstituer des collections en partie détruites, voire de procéder à des inventaires des publications. L'incendie de la Bibliothèque nationale et universitaire de Sarajevo a entraîné la disparition d'importantes richesses documentaires. Certaines des collections conservées par la BULAC présentent pour les chercheurs de cette région une richesse à laquelle ils n'ont plus accès chez eux. Et je ne suis pas certaine que la Bibliothèque nationale de Zagreb ou celle de Belgrade ainsi que les chercheurs ex-yougoslaves connaissent leur existence. C'est en cela que le fonds de la BULAC représente une valeur patrimoniale importante.

CMSur quel projet de recherche travaillez-vous en ce moment ?

AMJ'ai entamé un travail sur l'édition dans les Balkans. Et je sais d'ores et déjà que j'ai à ma disposition dans le fonds de la BULAC tout un ensemble de documents que je n'ai pas encore exploré. L'histoire de l'édition de cette région est un enjeu politique car là-bas de nombreuses traces des entreprises d’édition du passé récent ont été effacées. Il faut savoir que le secteur de l'édition a traversé des périodes troublées au fil du XXe siècle, du fait des conflits et de redécoupages nationaux. Il est donc important de retisser les fils de cette histoire. Il est commun dans les Balkans qu'un éditeur, qui a commencé à publier avant la Seconde Guerre mondiale, ait été persécuté par les Nazis, ait vu ensuite sa maison d'édition nationalisée par les régimes communistes, et que cette maison ait disparu dans les années 1990. Sur place, les chercheurs n'ont pas forcément l'envie de renouer les fils de cette histoire récente étant donné les difficultés de reconstitution auxquelles ils seront confrontés. Pour ma part, ici grâce aux fonds de la BULAC, je peux contribuer à ce travail de restitution et de réparation. Bien sûr ça ne suffit pas mais c'est déjà très important.

 

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